La conquête de l’enfance

Les cosmonautes ne font que passer, Elitza Gueorguieva, Verticales, 2016

Comment restituer l’enfance en littérature ? Comment représenter cette période, ces moments lointains, passés au mystérieux tamis du temps ? Pourquoi, lecteurs, entrons-nous parfois si aisément dans une enfance qui n’entretient que de minces rapports avec la nôtre, mais avec laquelle nous percevons volontiers une familiarité ? Qu’est-ce qui nous fait régulièrement revenir vers ce premier temps de la vie ? Je me suis à nouveau plongée dans ces questions avec le premier et drôlissime roman d’une jeune femme d’origine bulgare, Eltiza Gueorguieva, intitulé Les cosmonautes ne font que passer.

L’héroïne a 7 ans, elle vit dans la Bulgarie communiste de Todor Jivkov, et nous la suivons jusqu’à l’âge de 14 ans, marquant pour elle, l’entrée dans l’adolescence et pour la Bulgarie, la sortie du communisme. Un roman que la chute du mur de Berlin divise en deux. D’un côté, l’enfance et ses rêves (fascination de la petite fille pour le héros de l’espace Iouri Gagarine, magnifié par l’idéal communiste). D’un autre, l’adolescence qui pointe et les transformations d’une Bulgarie entamant sa transition démocratique, s’ouvrant à la consommation et à la corruption. La première partie se clôt par le fragment Récapitulation dans lequel on peut lire pêle-mêle : Iouri Gagarine a été kidnappé par des extraterrestres. (…) Les voisins disparus étaient deux intellectuels anarchistes, déportés à la Rive ensoleillée, dont ils ne sont jamais revenus. (…) Ton grand cousin Andréï est un voyou. (…) Toi tu n’y es pour rien, car seuls les enfants sont innocents, te dit un homme à la télévision. La démocratie a explosé.

Parti pris d’écriture saillant, le tutoiement donne au texte le ton d’un manuel d’apprentissage burlesque. La narratrice s’adresse à l’enfant qu’elle fut pour en restituer les naïvetés, l’imaginaire, les observations, les désillusions. Grimper sur des arbres, se balancer trop haut, sauter d’un tremplin ne sont pas des activités de petite fille, te dit ta mère en allumant sa première cigarette de la journée, et tu comprends que l’élévation spatiale, comme tout ce qui est glorieux en général, est réservé aux garçons. Le tutoiement dégage la narratrice d’elle-même, installe distance, décalage et ironie.

Susy et Sam, explorateurs de leur enfance, dans « Moonrise Kingdom », film de Wes Anderson, 2012

En lisant, des images de Moonrise Kingdom (2012), me sont revenues. Même esthétique de l’extravagance ou simplement mise à nue de l’enfance. Le film de Wes Anderson raconte l’échappée amoureuse de deux enfants. Le petit campement qu’ils se fabriquent sur une île matérialise leur territoire, l’univers qu’ils s’inventent pour y vivre, coupés d’adultes qui n’y comprennent pas grand-chose. E. Gueorguieva reconstruit elle aussi un univers que les adultes malmènent et ne pénètrent pas. Elle écrit une pensée de l’enfance, faite de raisonnements, de déductions, d’observations méticuleuses (à propos de son amie, la petite Constantza dont les parents ont des relations dans la Nomenklatura, a) elle peut voyager à l’étranger, b) elle a un éléphant doré et surtout c) une vraie Barbie).

Un autre rapprochement me vient, avec Persopolis (2000-03), album graphique dans lequel Marjane Satrapi dessine son itinéraire d’enfant-adolescente en Iran entre 1979 et 1988 (éviction du Chah, révolution islamique, boycott occidental et guerre contre l’Irak). Dans les deux cas, une petite fille grandit (on peut sans dramatiser, considérer que le fait de grandir est un bouleversement permanent) dans un pays lui-même en plein bouleversement. Double ébranlement, chocs de l’histoire personnelle et de l’Histoire. Souvenirs d’enfance qui s’accrochent au douloureux de l’Histoire, tissant une toile serrée de dur et de doux, de drame et de drôle étroitement imbriqués. La petite Bulgare rêve de devenir cosmonaute, la petite Iranienne, prophète. L’une doit porter autour du cou le foulard bleu, « symbole de ta foi communiste », l’autre le foulard islamique dont personne dans la cour d’école ne comprend à quoi il sert. Dans les deux cas, l’enfant détourne les objets de domination inventés par l’Etat, les intégrant dans son univers de jeux.

Extrait de la première planche de « Persepolis » (M. Satrapi, L’Association, 2000-03)

C’est ce tissage-là que réussit très bien la jeune romancière bulgare (je recommande sa vidéo de présentation du roman !). Pas de catégories dans l’enfance, la vie qui s’écoule est une. C’est un flot qui ne détaille pas les plans (la raison et l’émotion, le concret et le symbolique, le réel et l’imaginaire). E. Gueorguieva circule avec dextérité  dans cette matière de l’enfance, un imaginaire qui tente régulièrement de faire le lien avec ce qui l’entoure, se fabriquant des réponses, régulièrement remises en cause par les adultes. C’est cet essentiel-là de l’enfance qui nous ramène à la nôtre.

Née en 1982 en Bulgarie, Elitza Gueorguieva vit depuis l’âge de 18 ans en France. Elle travaille pour le documentaire de création vidéo. Les cosmonautes ne font que passer est son premier roman.

3 réflexions sur « La conquête de l’enfance »

  1. Je pense aussi à Good Bye Lenin le formidable et « ostalgique » film de Wolfgang Becker. Pour Iouri Gagarine, bien sûr, qui hante le film – du costume en carton de cosmonaute au tir d’une fusée d’enfant emportant en feu d’artifice les cendres de la mère du héros en passant par le chauffeur de taxi sosie. Pour l’humour aussi, de la reconstruction aimante, absurde et désespérée d’un monde disparu. Pour la superposition encore de cette transformation géopolitique majeure qu’est la fin de la Guerre froide – même si Hollande en a récemment parlé au présent dans ses derniers voeux aux Français – et la transformation d’un individu, même si ici ce n’est pas une petite fille qui grandit, mais un adolescent qui devient un homme.
  2. J’ai adoré Moonrise Kingdon, j’ai adoré Persépolis, j’adore aussi les livres pour enfant…
    Je devrais donc adorer Les cosmonautes ne font que passer.
    L’année commence fort bien ! Merci !

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