Petite archéologie des dictionnaires, Richelet, Furetière, Littré, présenté et annoté par Jacques Damade, La Bibliothèque, 2003 // Poésie du gérondif, Jean-Pierre Minaudier, Le Tripode, 2017
Dictionnaires et grammaires sont deux types d’ouvrages qui décrivent la langue, l’énoncent, l’expliquent, l’illustrent. Deux types d’ouvrages qui en parlent de l’extérieur, tout en s’en nourrissant et en usant pour s’écrire eux-mêmes (comment faire autrement ?). Petite archéologie des dictionnaires et Poésie du gérondif explorent avec humour, joie et curiosité chacun de ces versants. Amoureux de la langue, ne pas s’abstenir.
Petite archéologie des dictionnaires remonte aux sources de ce type d’ouvrage, en France. Nous sommes au XVIIe siècle, le grand siècle. Rayonnement du roi, de l’art, la littérature et la langue française. L’ouvrage est fait d’extraits, de préfaces, d’un factum (et oui, le juge s’en mêla) signés d’illustres précurseurs, César-Pierre Richelet, l’abbé Antoine Furetière, Émile Littré… entrecoupés des présentations et commentaires de l’éditeur. Le tout forme un petit voyage du XVIIe au XIXe siècle, à travers débats, défis, injonctions agitant la langue française. Au centre, créée en 1635 par Richelieu, l’Académie française, gardienne d’un temple en train de s’ériger, le bon usage de la langue…
Rappelons qu’une course est alors engagée pour l’écriture du premier dictionnaire. L’Académie s’est lancée mais les choses traînent… et la première édition d’un projet pourtant décidé dès 1638 ne paraîtra qu’en 1694. L’abbé Furetière, fabuliste, romancier, poète, entré à l’Académie en 1662 a dès les années 1650, engagé l’écriture de son propre dictionnaire. Pestant contre les lenteurs de l’institution, il publie un premier extrait de son œuvre en 1684. La réaction de tarde pas. Il est exclu l’année suivante. Sa faute ? Avoir pillé le trésor lexical de l’Académie… dont l’accumulation est pourtant loin d’être achevée et l’inspiration fort différente ! Un procès est intenté mais Furetière meurt en 1688, avant son issue. Son Dictionnaire universel paraîtra en 1690 et a été réédité par Alain Rey à partir de 1978.
Passionné, acharné, Furetière livra aux juges dans son factum de 1684, sa conception, large, vivante, de la langue. On doit aussi considérer que les Dictionnaires n’étant pas faits pour fabriquer des mots, mais pour en témoigner & expliquer l’usage, plus il y aura de ces témoins singuliers plus cet usage sera établi & confirmé. Il n’y a personne à qui ce témoignage ne puisse appartenir aussi bien qu’à l’Académie puisque c’est un droit public. Et s’attaquant ouvertement à la sélection arbitraire et prétendument souveraine des membres de l’Académie, l’abbé ajoute Ainsi au lieu de rendre la langue riche & abondante, ils la rendront pauvre & disetteuse. Furetière conteste l’idée-même d’un bon usage décrété. Défense donc des mots issus de toutes sortes d’époques et d’endroits de la société et pas seulement ceux dignes d’entrer dans les poèmes, les opéras & les belles conversations ! S’en dégage une généreuse conception du dictionnaire, comme une restitution au public de ses propres inventions et usages du verbe. Une restitution soigneusement conçue, organisée et travaillée par l’écriture.
À en juger par le seul article Poire proposé dans l’ouvrage (et dont je recommande très chaleureusement la lecture !), ce travail se fait avec grand bonheur. À la lecture de l’article, commente l’éditeur, on a le sentiment de cueillir des fruits, de découvrir la diversité des arbres, des terrains, des ensoleillements. On entend une autre époque en parcourant les vergers avec ses lieux-dits, ses terroirs, le génie de la langue et ses brusques transitions : ces poires fondantes au nom de cuisse madame ou de figue musquée faisant passer la joie des papilles à l’art d’aimer. De Furetière, Alain Rey, dans son Dictionnaire amoureux des dictionnaires (Plon, 2011), évoque l’énergie vitale, une relative liberté d’esprit – parfois combattue par le désir de parvenir –, la causticité ironique, la pugnacité [qui] le rendent plus proche de nous que la « sainteté laïque » de Littré ou de l’esprit à la fois pédagogique, généreux, et commercial, intéressé de Pierre Larousse. Là, je me demande si le grand prêtre des grand et petit Robert n’en profite pas pour donner un coup de griffe à son concurrent contemporain… mais poursuivons !
Poésie du gérondif, portant sous-titre Vagabondages linguistiques d’un passionné de peuples et de mots, propose un autre voyage, toujours dans la langue, mais cette fois dans l’espace. Son auteur, Jean-Pierre Minaudier, est un drôle de zigue. Ce qu’il aime par-dessus tout, c’est collectionner les grammaires du monde entier. Une obsession. Il en possède 1304, pour 935 langues concernées. Que leur trouve-t-il ? Ce sont de beaux livres, rares. Il y a un plaisir vicieux à posséder la bibliothèque la plus snob de Paris et une jouissance muette à voir la gêne se peindre dans les yeux de ceux à qui je la fais admirer. Existe aussi l’excitation à les chercher, les dénicher (joie de voir une grammaire tongienne, arrivée toute guillerette de Nuku’alofa, la capitale des îles Tonga !). Certes, mais au-delà de ces petites manies bibliophiliques ?
Une grammaire c’est avant tout du rêve et de la poésie, affirme le collectionneur. Et ce à tous les niveaux : dans les introductions ethnographiques, dans les anecdotes qui parfois émaillent le texte ; dans le contenu des exemples, mais surtout dans la structure même de la langue étudiée, car chaque idiome a sa propre manière de passer du réel au discours, donc porte un regard différent sur le monde. La grammaire comme guide d’une autre culture, tournure d’esprit. Beaucoup mieux qu’un guide touristique. Le discours des linguistes sur l’altérité est infiniment plus intéressant car plus sérieux, moins vulgarisé, moins idéologisé, moins populiste.
Et c’est la même conception large, vivante de la langue, célébrée par Furetière, qui se dégage ici. Je m’intéresse à la grammaire de ce qui se parle, non à la grammaire de ce qu’il faut parler. Préférant traquer la langue dans sa vigueur quotidienne (et non dans l’exceptionnel de la littérature), J.-P. Minaudier part en exploration de langues rares, peu parlées, parfois moribondes. Attaquer le patrimoine linguistique par sa face Nord ouvre des portes sur l’inépuisable variété de l’esprit humain.
Et les exemples pullulent. J’ai une affection particulière pour la grammaire tarianienne. En tariana (se parle sur les bords de l’Amazone), pour dire Le chien l’a mordu, on est obligé de choisir une forme parmi cinq selon la relation que l’on entretient avec l’événement. A-t-on vu la personne se faire mordre, entendu aboiements et cris, a-t-on appris la nouvelle par quelqu’un, ou déduit-on ce fait de la vue d’une blessure ou enfin, raffinement suprême, le déduit-on de façon moins directe que par la seule vue d’une blessure ? Vertigineux !
Pris dans cette obsession de l’exotisme, du différent, du lointain, nous parcourons le monde, visitons de nombreuses îles, des vallées perdues et autres lieux retranchés. Comme les variétés de poire chez Furetière, les énumérations ouvrent l’appétit, ici de voyage et d’ailleurs. Les noms d’ethnie sont autant d’invitations au voyage particulièrement, en Amérique du Nord, les Gros-ventres, nez-Percés, Sans-Poils et autres pends d’Oreilles.
Autre rapprochement que je fais entre les deux livres, ils portent un même regard sur les auteurs de dictionnaires et de grammaires. Loin d’être de simples techniciens de la langue, ils apparaissent comme de véritables créateurs. Selon J. Damade, le lexicographe est un écrivain, un artiste à part entière. Si l’on compare l’article Poire de l’abbé Chomel (Dictionnaire oeconomique, 1732) à celui de Furetière, la différence est claire : comme il paraît fade, dépourvu de jus, d’entrain, il y manque cette jubilation, ce sens de la langue que la moindre énumération révèle. La recette d’un côté, l’écriture de l’autre. (…) L’écrivain de dictionnaire doit être poreux, sensible à cet esprit vivant et organisateur. Même dans l’écriture d’un dictionnaire, une subjectivité est à l’œuvre.
J.-P. Minaudier dit quelque chose d’approchant. Une grammaire ne comporte pas que des renseignements sur une langue et ses locuteurs mais également sur un linguiste : en sciences humaines, la personnalité de l’auteur, sa subjectivité ne s’effacent jamais totalement derrière son travail – on tombe même à l’occasion sur de gros bavards qui ont bien du mal à réfréner leur envie de se mettre en scène.
Enfin, peut-être que ce qui rapproche le plus dictionnaires inspirés et grammaires explorant une langue lointaine et rare, c’est la surprise de voir surgir phrases-exemples et citations qui transportent. Parfois il se dégage de cette anarchie quelque chose comme un mystérieux sens global, fait d’allusions et de sensations confuses plus que de démonstrations. (J.-P. Minaudier). De son côté, J. Damade rappelle la promenade dans un dictionnaire, l’on se met à farfouiller [comme] dans une brocante à la pêche aux coquecigrues. Les pages volent. Le gros ouvrage semble pris dans un mouvement aérien. Les citations fredonnent. Il n’y a rien de comparable à cette aubaine quand vous y êtes emporté de manière involontaire.
Vus comme des outils vivants, riches, épris d’une certaine liberté d’écriture, dictionnaires et grammaires sont de joyeux témoins tentant de fixer l’inventivité déployée par l’Homme à se dire et à dire le monde. La cause, heureusement perdue, est très belle.
Enseignant, éditeur, auteur, Jacques Damade a créé et dirige les éditions de la Bibliothèque. Enseignant d’histoire, traducteur, Jean-Pierre Minaudier a traduit de l’estonien L’homme qui savait la langue des serpents de Andrus Kivirähk (2014), best-seller des éditions Le Tripode.