Petit pays, Gaël Faye, Grasset, 2016
C’est un îlot de douceur, au début, au temps de l’enfance, des mangues, de la petite bande de copains. Petit pays c’est l’enfance de Gabriel, double fictif de Gaël Faye né en 1982 au Burundi, aujourd’hui slameur et désormais romancier. Petit pays c’est le retour, par la littérature, au pays déchiré à partir de 1994 par la guerre civile entre Hutu et Tutsi. Les Hutu sont les plus nombreux, ils sont petits avec de gros nez. Et puis il y a les Tutsi, comme votre maman. Ils sont beaucoup moins nombreux que les Hutu, ils sont grands et maigres avec des nez fins et on sait jamais ce qu’ils ont dans la tête. C’est l’explication de la guerre donnée par le père du petit Gaby. La seule qu’il trouve.
Le narrateur prend le temps de reconstituer le monde de son enfance. Le père, petit français du Jura, la mère, réfugiée rwandaise aux grands yeux de vaches Ankole, Jacques, ami du père, belge décomplexé (Mon macaque en cuisine fait tout griller sous prétexte que ça tue les parasites !), et les copains, Gino, les jumeaux, Armand. C’est l’adulte qui se souvient, mais il reste à hauteur d’enfant. Il en retrouve les espoirs, les peurs, les incompréhensions. Comme si l’enfance restée figée quelque part, était redécouverte par l’écriture.
Cela donne à l’ensemble du roman une tonalité douce, parfois drôle, imagée. [Le bourgmestre] a roté en remontant son pantalon, a ajusté sa ceinture et s’est avancé vers nous, tel un caméléon fatigué, fendant la foule avec sa large bedaine, ses babines graisseuses et ses tâches de viande sur sa chemise caca d’oie. Une langue métissée. Elle avait la satisfaction des Rolling Stones sur son visage, au nom de Dieu !
Je ne sais pas comment cette histoire a commencé. L’incipit annonce une recherche incertaine. Gaby se heurte régulièrement à la continuité apparente du temps. J’ai beau chercher, je ne me souviens pas du moment où l’on s’est mis à penser différemment. Il traque les indices. Ce qui a disparu (le partage de ce que l’on a, la confiance), ce qui a surgi (la peur, la haine, le meurtre).
Les fractures politiques (élection démocratique de juin 1993 suivie en octobre de l’assassinat du président, double assassinat des présidents burundais et rwandais en avril 1994) sont présentes sans apparaître au premier plan. Le jeune romancier fait plutôt parler les petits signes. Un briquet volé avant la guerre resurgit au début de celle-ci dans les mains d’un ancien employé du père de Gaby, devenu chef de milice tutsi. Il servira à tuer un Hutu. Comme si l’objet révélait brutalement ce qui couvait depuis des mois. Comme si l’anodin avait désormais pouvoir meurtrier.
Reconstituant son enfance, le narrateur en retrouve les guerres. Celle entre ses parents qui se séparent, celle du Rwanda racontée par sa mère, celle du Burundi. L’enfance comme prise de conscience progressive, émergence. Les discussions politiques à démêler, les clans à identifier. Chacun prend peu à peu position. G. Faye cherche à élucider, en écrivain, en poète, ce passage de la paix à la guerre, superposé à son enfance. Il dit l’impossibilité de rester en retrait. Et même dans mon lit-bunker, les copains ont fini par me débusquer.
L’autre impossible de la guerre, c’est l’oubli. La mère de Gaby est partie au Rwanda au début du génocide d’avril 1994, à la recherche de parents proches. Elle a trouvé des corps d’enfants morts depuis des mois, qu’elle a enterrés. Elle a voulu en effacer la marque au sol, mais n’y est pas parvenue. C’est la mémoire des victimes. C’est aussi l’obsession de ce qui ne peut s’effacer et sur lequel rien ne peut s’édifier.
Comme Gaël Faye, Gaby est rapatrié d’urgence en France en 1995. Le lien avec la France existe dans le roman par un échange épistolaire avec Laura jeune correspondante d’Orléans. Gaby s’essaie à l’écriture (Chacun voit les autres à travers la couleur de ses yeux). Il cerne ce qui déjà le préoccupe, l’identité, le nom, le pays, la vie ensemble, l’imaginaire. Et au fil du roman, les lettres se chargent de poésie jusqu’à la dernière, ponctuée par Des jours et des nuits qu’il neige sur Bujumbura. G. Faye pourrait la slamer. Poème halluciné dans lequel le monde est devenu blanc. Retour à une pureté perdue, masque de la neige qui recouvre, unifie, afflux de visions pour oublier l’horrible ? Tout cela mêlé.
Un poète haïtien est cité au sortir de Petit pays. Condamné à l’exil pour ses positions politiques, Jacques Roumain a écrit le lien indéfectible avec l’origine. Si l’on est d’un pays, si l’on y est né, comme qui dirait : natif-natal, eh bien on l’a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes…
G. Faye restitue son Burundi natif-natal. Le faisant à hauteur d’enfant, il réinvente par l’écriture quelque chose de l’enfance. [Les enfants], explique le chercheur Philippe Meirieu, tentent de trouver quelque chose qui mette un peu d’ordre, quelque chose qui leur permette de comprendre – étymologiquement de « prendre avec eux » – ce qui leur arrive, tout ce qui leur arrive. C’est ce que le jeune romancier accomplit avec une grande justesse.
Né en 1982 au Burundi d’une mère rwandaise et d’un père français, Gaël Faye effectue des études de commerce, travaille deux ans dans un fonds d’investissement à Londres avant de s’engager dans l’écriture et la musique. Son premier album solo Pili pili sur un croissant au beurre (2013) a été enregistré entre Paris et Bujumbura. Petit pays est son premier roman. G. Faye vit aujourd’hui au Rwanda.