Nous n’avons plus confiance dans la littérature

La Loterie, Miles Hyman, d’après Shirley Jackson, trad de l’anglais (États-Unis) par Juliette Hyman, Casterman, 2016

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La première page de l’album est couverte des remerciements de l’auteur à la famille, aux amis, à l’éditeur… J’adresse les miens, chaleureux, enthousiastes, profonds au libraire de la Rubrique à bulles qui m’a conseillé La loterie. Miles Hyman en a réalisé le dessin et l’adaptation. C’est le petit-fils de l’écrivain américaine Shirley Jackson (1916-1965). Auteur de romans policiers et fantastiques, elle a aussi écrit des nouvelles, dont La loterie publiée en juin 1948 par le New Yorker Magazine. « J’exige des excuses personnelles de la part de l’auteur », « Nous sommes des gens relativement bien éduqués et instruits, mais depuis que nous vous avons lue, nous n’avons plus aucune confiance dans la littérature. » Le lectorat de la vénérable publication américaine s’emballa subitement. Pourquoi ?

Nous sommes aux États-Unis dans une petite ville de Nouvelle-Angleterre. 27 juin. Comme chaque année, c’est jour de loterie. Une tradition partagée avec d’autres villes américaines. Les habitants sont réunis au grand complet, groupés en familles. Chacun extrait d’une vieille boîte noire, un papier plié en quatre. Tous les papiers sont blancs à l’exception de celui qui est marqué d’un cercle noir. Tous déplient leur papier en même temps. Celui qui a tiré le papier à cercle noir rejoue, avec sa famille. Et le membre de la famille qui tire le papier à cercle noir est… lapidé par la communauté.

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Le dessin de M. Hyman, imprimé sur un épais papier mat, est précis sans être parfaitement net. Les couleurs sont sourdes. Des bruns, des gris, quelques aplats verts ou bleus plus lumineux. Un héritage d’Edward Hopper. Le découpage d’ensemble (succession des planches, variation des tailles de vignettes, répartition du texte) est particulièrement tendu. Des plans subitement rapprochés sur un détail. Alfred Hitchcock n’est pas loin. L’adaptation s’ouvre et se clôt sur un même dessin, une rue avec quelques habitations. Alors que le premier situé la nuit, est gris, terreux, le dernier est radieux, ciel bleu tendre, herbe encoleillée et façade de maison rougeoyante. Terrible ironie de cette histoire que de nombreux lecteurs du New Yorker Magazine ont eux-mêmes lynchée… « Dites à Miss Jackson qu’elle n’a pas intérêt à mettre les pieds au Canada… ! » s’enhardit l’un d’eux.

L’habileté de M. Hyman est de continuer à jouer sur un registre hyperréaliste pour dérouler la parabole. Plusieurs planches détaillent la préparation de la loterie la veille, puis le jour-même. Chaque étape du rituel semble compter. Tous les habitants savent à quoi s’en tenir, nous laissant, lecteurs, hors jeu. Quelques discussions se greffent (faut-il changer la vieille boîte ? avec quelle famille doit piocher une fille, celle d’origine ou celle du mari ?). L’heureuse gagnante de la lapidation, proteste bien un peu, arguant d’une injustice, mais finalement tout se déroule comme en a décidé la tradition.

Parabole du conservatisme aveugle, du choix collectif qui tue l’individu (la démocratie en sort égratignée), du besoin du groupe, pour continuer à exister, de rejeter celui qui est différent, de la sclérose familiale… En à peine une dizaine de pages, la nouvelle de Shirley Jackson disait déjà beaucoup. L’adaptation qu’en fait son petit-fils atteste d’une tradition familiale vivante, inventive, bien éloignée de celle représentée dans La loterie !

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Outre l’album déjà très réussi, la publication est enrichie de bonus de fin, portraits des personnages principaux de la nouvelle, texte hommage à la grand-mère disparue et savoureux extraits des courriers reçus par le New Yorker Magazine en 1948. La guerre froide glaçait alors les relations entre États-Unis et Union soviétique. « Un de mes amis vous soupçonne, vous, et votre maison d’édition, d’avoir viré « rouge flamboyant », en tout cas, c’est comme ça qu’il interprète votre histoire. Merci de me fournir quelques arguments qui puissent le rassurer à votre égard, car il est convaincu que vous êtes les suppôts de Staline. S’il dit vrai, je vous encourage à garder le silence, le droit constitutionnel vous y autorise. Mais par pitié, pourriez-vous au moins nous expliquer le sens de cette satanée nouvelle… !». Il n’est pas impossible que ce lecteur ait fait preuve d’humour (ou alors c’est moi ?!). Ce qui est certain, c’est que ce texte a un sacré pouvoir ! Lorsqu’il a été interdit dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, son auteur s’est réjouie. Enfin, la nouvelle était comprise…

De quoi accorder sa pleine confiance à la littérature !

Né en 1962 dans le Vermont, Miles Hyman a étudié la peinture et les arts graphiques aux États-Unis avant d’entrer à l’école des Beaux-Arts de Paris. Il a réalisé de nombreuses couvertures de livres et plusieurs adaptations en BD, dont celle du Dahlia noir de J. Ellroy (Casterman, 2013).

Shirley Jackson (1916-1965) a notamment écrit des thrillers (Nous avons toujours vécu au château, Rivages/Noir, 2012), des romans fantastiques (Hantise, Pocket, 1999) et des recueils de nouvelles dont La loterie et autres nouvelles (Pocket, 1994).

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