C comme cliché

Paria de la littérature ?

Alphabet fantaisie, XVIe siècle

Il faut une grande force de réaction personnelle, une grande énergie cellulaire pour résister à la douce facilité d’ouvrir la main sous le fruit qui tombe et il est si agréable et si naturel à l’Homme de se nourrir du jardin qu’il n’a ni bêché, ni semé, ni planté. Pour Rémy de Gourmont, auteur prolifique du XIXe siècle, le cliché est ce fruit, tentant et défendu en littérature. Il y consacre un chapitre de son Esthétique de la langue française (1899). Au-delà du cliché du cliché-paria-de-la-littérature, il y a dans cette forme quelque chose d’incertain, de sournois, de relatif et même d’explosif. Lumière sur une bête réputée noire (ex-æquo avec la-page-blanche) de l’écrivain : C comme CLICHÉ.

À l’origine du mot, un son. Nous sommes dans une imprimerie de la fin du XVIIIe siècle. La matrice typographique tombe sur le métal en fusion, produisant un clic et un cliché, une surface en relief qui permettra la reproduction de textes et d’images. De ce beau sens propre, on glisse vers le sens figuré, toujours lié au monde de l’imprimerie. Tirer son cliché, c’est avoir toujours la même raison à objecter ou dire constamment la même chose, précise le Dictionnaire de l’argot des typographes (1883), laissant sous-entendre que l’ouvrier typographe est d’un naturel râleur. Et puis, c’est l’émancipation totale, grand vent de liberté, le cliché n’est plus cantonné à la sphère de l’imprimerie, il est partout dans la langue.

Andy Warhol, Campbell’s Soup Cans, acrylique et liquitex peint en sérigraphie sur toile, 1962, MOMA de New York

À l’origine de la chose nommée cliché, un bloc, image ou assemblage de mots, fabriqué par quelqu’un quelque part et qui va rester figé. Répétée, l’audace de l’invention devient banalité. Le cliché s’installe, il rassure (on voit bien ce que ça veut dire) ou insupporte (c’est bourré de clichés). Désormais détecté, au moins par certains, il est traqué, on l’évite, on le snobe, on le fustige. J’ai lu que l’œuvre de Marc Lévy était une sublime fabrique industrielle de clichés. Ce n’est pas vrai. C’est un sublime musée de clichés, avec de très belles salles consacrées au corps (les lèvres et les peaux y sont brûlantes, les têtes blotties dans le creux de l’épaule), à l’amour (avec sa pièce maîtresse, je-crois-que-je-suis-en-train-de-tomber-amoureuse) et au bonheur, toujours saisi à pleines mains. Les linguistes du XXIIe siècle seront bien contents d’avoir sous la main un corpus aussi riche pour étudier les clichés du siècle précédent. Sans parler de cette chronique qui les orientera directement vers l’œuvre de ce mystérieux M. Lévy.

Leur laissant l’exploration détaillée de ce corpus, je leur propose quand même quelques pistes de travail sur l’usage du cliché en littérature.

Jacques Prévert en est un dynamiteur bienveillant. Inventant un langage à partir de la rue, il prélève, détourne et recolle autrement (dans Cet amour : Cet amour / beau comme le jour / mauvais comme le temps / Quand le temps est mauvais ou dans Le ruisseau : Beaucoup d’eau a passé sous les ponts / et puis aussi énormément de sang).

Marcel Duchamp, L.H.O.O.Q (La Joconde), mine graphite sur héliogravure, 1930, Centre Pompidou. Le titre de l’oeuvre est à prononcer à voix haute.

Samuel Beckett réhabilite le cliché, à sa façon. Il cherche à ranimer le dynamisme d’un langage engourdi, réveiller une image latente, produire des échos textuels inattendus. On dit ordinairement du cliché qu’il relève du déjà vu et du déjà dit. Beckett rectifierait : oui mais mal vu, mal entendu, selon Suzanne Lafont. S. Beckett le fait dire à un des personnages de son premier roman (Dream of Fair to Middling Women) : Pour Belacqua [un écrivain, double de Beckett] il y avait là un joli exemple, dans le domaine des mots, de la petite étincelle cachée sous la cendre, de la perle précieuse, de l’expression qui, se détachant sur la grisaille, fait mouche ; (…) se hausser jusque sur les hauteurs, cela ne peut se faire, précisément, qu’en partant du cliché (tag), de l’expression toute faite (ready-made).

Gustave Flaubert, lui, veut carrément le fusiller en imposant au lecteur de regarder le cliché droit dans les yeux.  Dans son dernier roman, Bouvard et Pécuchet (1881), non seulement il fait parler aux deux bourgeois rêvant de campagne, une langue truffée-de-clichés, non seulement il leur attribue tous les signes extérieurs (vêtements, mode de vie, réactions) des stéréotypes de l’époque, mais G. Flaubert construit aussi son récit de façon stéréotypée. La démonstration est .

À ce stade avancé de l’exploration du cliché, peut-être que certains parmi vous osent à peine formuler une question bizarre. Mais alors, puisque l’un et l’autre travaillent de façon finalement pure, avec la matière première du cliché, quelle différence entre G. Flaubert et M. Lévy ? Je laisse au bon vieux Gustave le soin de répondre (à propos de Bouvard et Pécuchet) : Il faudrait que dans tout le cours du livre, il n’y eût pas un mot de mon cru et qu’une fois qu’on l’aurait lu, on n’osât plus parler, de peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvent. Une démonstration par l’absurde en quelque sorte. Ceci dit, la question mériterait une analyse comparée plus fouillée entre les deux œuvres. Encore un chantier pour nos heureux chercheurs du XXIIe siècle qui, réjouissons-nous, auront du boulot !

Et, puisqu’une amie vient de m’offrir Sur la lecture (Marcel Proust), lu et relu plusieurs fois, et dont je ne me lasse pas, j’en ai passé les premières pages au crible « cliché ». Juste pour voir. Quelque chose d’amusant. Les guillemets semblent exclusivement utilisés pour signifier, extraire, des clichés. (« Je vous assure qu’à six heures, il faisait joliment froid dans le potager. Et dire que c’est dans huit jours Pâques », « Vous avez fait votre petite correspondance », on montait « se retirer dans sa chambre »). Il s’agit des paroles que M. Proust rapporte du dehors (ce que les autres disent, les façons de dire convenues) qui l’empêchent de rester dans ce dedans qu’est la lecture. Sans en faire toute une affaire comme G. Flaubert, M. Proust tient le cliché à distance, le garnissant de guillemets protecteurs, l’essentiel étant ailleurs.

Je n’ai pas consacré le B à Barthes, je peux bien lui laisser les derniers mots du C. L’écrivain est celui qui ne laisse pas les obligations de sa langue parler pour lui, qui connaît et ressent les manques de son idiome, et imagine utopiquement une langue totale où rien n’est obligatoire. Pas mieux.

Par ordre d’apparition : Esthétique de la langue française, Rémy de Gourmont (Ivréa, 1995) Œuvres complètes de Marc Lévy (Robert Laffont)  Jacques Prévert (Paroles, Gallimard, 1949 et Histoires, Gallimard, 1963)  Dream of Fair to Middling Women, Samuel Becket (écrit en 1932) ♦ Gustave Flaubert (Bouvard et Pécuchet, Gallimard, 1950)  Sur la lecture, Marcel Proust (Actes Sud, 1988)  Sollers écrivain, Roland Barthes (Seuil, 2015)

3 réflexions sur « C comme cliché »

  1. Oui, B. Wilder, comme J. Prévert, S. Beckett ou G. Flaubert , mobilisent le cliché, sorte de matériau à disposition, dans le domaine public, le malaxent, le transforment (chacun à sa façon), créant leur propre langue de mots et d’images. Comme un point d’ancrage dont on a besoin un temps mais que l’on quitte pour tracer son propre sillon.
  2. J’ignorais bien sûr l’origine de l’expression, quel délice. Je ne peux m’empêcher de penser à ces touristes japonais (un cliché !) qui veulent tous prendre la même photo parfaite des lieux qu’ils visitent, au point que certains guident précisent les points d’où les… clichés (on a retourné depuis longtemps le négatif) doivent être pris. A contrario j’ai lu quelque part qu’une application permettrait de ne pas prendre voire empêcherait de prendre une photo déjà prise… à transposer aux phrases des futurs livres ?
  3. Le cliché peut aussi être un outil, un outil pour mettre tout le monde sur la même ligne de départ. Et puisque tu ne l’as pas utilisé dans ton post, je m’empresse de rappeler ce mot de Billy Wilder :
    « Il y a une valeur dans les clichés, car on peut élaborer à partir d’eux. C’est un dénominateur commun entre moi et le spectateur, qui me permet ensuite de faire un commentaire supplémentaire » (Entretien avec Michel Ciment, Positif, n°155, janvier 1974).
    On en déduirait que la qualité d’une œuvre se présumerait par le « commentaire supplémentaire » et, donc, qu’une œuvre de clichés serait celle où la ligne d’arrivée est la même que la ligne de départ.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.