Leaving & waving, Deanna Dikeman, Chose commune, 2021
C’est un livre de mains et de regards. Deanna Dikeman avait pris l’habitude de photographier ses parents, de sa voiture, quand elle les quittait. Les deux silhouettes se tenaient devant leur pavillon de Sioux City (Iowa), chacune une main levée, doigts écartés, sourires, regards doux fixés sur celle qui partait et Deanna appuyait sur le déclencheur. Leaving & waving contient 64 photos prises entre juin 1992 et octobre 2017. Noir et blanc, puis couleur. Vingt-cinq ans d’adieux pour finir par l’ultime. Un livre qui fait briller les yeux.
Il y a tout d’abord le double rituel, celui de l’au-revoir et celui de la photographie de l’au-revoir. On se quitte, on se fait un signe, on garde la main levée jusqu’à ce que la voiture ait disparu au bout de l’allée. On n’arrive pas à tourner le dos à ceux qui partent, on a envie de les voir le plus longtemps possible, envie aussi de leur laisser cette image de soi qui ne veut pas les quitter.
Le dispositif photographique est quasiment toujours le même. Installée dans sa voiture, Deanna Dikeman capture un instant de la séparation. Le parebrise, une vitre font parfois cadres, un rétroviseur introduit parfois la photographe dans la scène. Les parents sont souvent devant leur garage ouvert. Leur fille vient sans doute d’en sortir sa propre voiture, on voit alors la place laissée inoccupée, vide devant lequel les parents se tiennent côte à côte. De la séparation, la photographe saisit aussi l’absence laissée par celle qui part.
En 1997, Deanna Dikeman a un fils, on le découvre cette année-là dans un premier plan, flou, installé dans un porte-bébé à l’arrière de la voiture, et au second plan, les grand-parents agitent la main. L’année suivante, l’enfant regarde l’objectif, sa grand-mère lui caresse une main. Il fait partie du rituel. Les saisons alternent. Neige et guirlande autour du lampadaire en décembre. En été, les bras fripés se dénudent. Le temps passe. Les corps s’affaissent, une béquille apparaît. Le père meurt en 2010, mais le rituel continue. En 2012, le fils est installé sur le siège avant, et par la portière entrouverte, la grand-mère lui sourit. Première photographie en couleur de la série. Et puis la grand-mère meurt aussi. Il n’y a plus ni main, ni yeux, juste Deanna Dikeman qui, une dernière fois, saisit le lieu du rituel, décor nu, inédit, la porte du garage est fermée.
Je feuillette et feuillette ce livre que ma fille m’a offert à Noël, et que je lui ai offert (sans concertation, on s’est fait le même cadeau). C’est comme une quête. Cette galerie est une histoire racontée par ses points de haute tension, comme dans ces jeux où il s’agit de faire apparaître en suivant des numéros, une forme cachée. Je feuillette et je passe d’un mois ou d’une année à l’autre, à l’affût des écarts de temps. Qu’est-ce qui est parti ? Qu’est-ce qui est arrivé ? Qu’est-ce qui revient ? Qu’est-ce qui demeure ? Chaque photographie devient comme une petite énigme que les autres, précédentes ou suivantes, éclairent. Ou pas. L’image reste alors énigme. Elle me force à la regarder.
Leaving & waving n’est pas une performance décrétée. La photographe américaine dit qu’elle a commencé à prendre ces photos sans projet particulier, hors celui de mieux supporter la séparation d’avec ses parents (qu’elle a par ailleurs beaucoup photographiés), et puis un jour, elle a vu dans cet ensemble une histoire de la famille et du vieillissement. Au-delà de ce que Deanna Dikeman dit de son intention, il y a ces regards, ces mains déformées par le temps mais toujours brandies, et qui bouleversent. Le sourire des parents n’est pas celui de ceux qui se savent photographiés, se savent regardés, mais de ceux qui regardent. Tout leur corps semble regarder, à commencer par leurs mains. qui convoquent nos souvenirs. La main échappée de la fenêtre grande ouverte qu’on agitait en été, les silhouettes qui devenaient petites mais qui restaient là, plantées devant la maison. Et d’autres rituels aussi. Quand on se raccompagnait mutuellement chez l’un puis chez l’autre, plusieurs fois, avant de se séparer vraiment, ou quand on courait quelques secondes à côté d’un train qui s’ébranlait avec à l’intérieur, l’être aimé.
La séparation n’est pas un point dans le temps d’une relation, c’est une durée. Et les photographies de Deanna Dikeman, pourtant par nature, instants, restituent, chacune, et toutes ensemble, cet étirement de la séparation, ce temps suspendu où se mêlent ce qui a été et doit s’interrompre. Les mains le savent, et le disent, vigoureuses et alanguies.
Née en 1954 à Sioux City (Iowa), Deanna Dikeman a photographié sa famille dans une œuvre nommée Relatives Moments. En 2021, elle reçoit pour Leaving & waving, le prix Nadar Gens d’images.
Une réflexion sur « Comme si les mains regardaient »