L’impôt du sang noir

The head & the load, William Kentridge, Éditions Xavier Barral, 2020

Une cascade de folies, sombres et lumineuses, emboîtées. L’originelle est un fait d’histoire. Pendant la Première Guerre mondiale, des milliers de porteurs africains sont morts au service des puissances coloniales. De cette histoire bien enfouie, le plasticien sud-africain William Kentridge a fait un spectacle dansé, chanté, déclamé, théâtre de guerre avec dessins et projections. La première représentation a eu lieu à la Tate modern de Londres en 2018. Et de ce spectacle, l’éditeur Xavier Barral a fait un livre, usant de tous les ressorts de l’encre et du papier. Traces, fragments, chants, cris poussés dans plusieurs langues, réelles ou inventées. On entend, on voit le chaos de l’histoire. 

Un grand format cartonné, couverture entoilée sur laquelle une Afrique partagée entre puissances européennes depuis la fin du XIXsiècle, est barrée blessée en plusieurs endroits. Je ne connaissais pas cette histoire de porteurs, je n’ai pas vu le spectacle de Londres, je tourne les pages en découvrant les deux, en imaginant les deux. Sur les premières pages, solide grammage du papier noir, défilent des mots, on ne sait pas bien d’où cela sort. Des affirmations (I assure you, we are note afraid. We are not sentimental), des insistances (the fact, the fact, the fact), des certitudes (Massacres, Forced labour). Puis le corps de l’ouvrage, en trois pans (ManifestosParadoxWar) qui contiennent une vingtaine de séquences, d’aspérités que le livre met en lumière. Parfois une page se dédouble, toute la scène qui se déploie.

Kentridge se souvient de l’origine. Étudiant l’histoire coloniale à l’université de Witwatersrand dans les années 1970, il découvre un texte du pasteur John Chilembwe envoyé en 1914 au Nyasaland Times. Extrait : En tant de paix, tout va aux Européens. Aucune gratification pour nous qui devons endurer mépris et humiliations. Mais, en temps de guerre, il nous faut partager le poids des épreuves : notre travail et notre sang sont nécessaires, ce dernier à parts égales. En 1915, Chilembwe prend la tête d’un mouvement de révolte dénonçant les pratiques perverses de recrutement des Européens. L’armée britannique promet aux porteurs nourriture et beaux uniformes, pour finalement organiser une implacable traque et les enrôler de force. Le texte de Chilembwe n’a jamais été publié. William Kentridge l’a archivé dans son atelier. Près de 45 ans plus tard, il le lit à son équipe. Le spectacle est en germination.

The head & the load est formé de refus qui eux aussi s’emboîtent et s’imbriquent. Refus d’une narration didactique, refus d’une construction décrétée, refus de trop chercher à élucider. Le tâtonnement pour seul guide. L’histoire est fragments. Kentdridge revendique l’héritage dadaïste. The head & the load est formé de superpositions. Création collective et pluralité des modes expressifs de Kentridge, qui dessine, peint, découpe, colle, fait bouger. Tout est bon pour tracer (il dit que lui, à la différence d’autres enfants, il ne s’est jamais arrêté de dessiner) sur tous les supports, vieux dictionnaires, registres de comptes, grandes bâches ou petits feuillets de fortune. Fusain des portraits d’hommes, d’oiseaux, objets (un canon, un mégaphone, un bateau), les paysages africains qui s’étirent. Et les textes signés John Chilembwe, Frantz Fanon, Kurt Schwitters, Tristan Tzara et Sol Plaatjie, sont aussi collages de voix et de temps. Greffes.

Sur le noir des projections, la couleur des acteurs et des danseurs dans la lumière. Le livre met en scène une procession, le défilement des hommes noirs sans nom, ni même numéro. On ne les appelle pas, on les compte. Des chiffres sautent à la figure. Du Nyassaland, 265 000 porteurs. De l’Ouganda, 190 000 porteurs. Du Congo, 200 000 porteurs. Du Nigeria, 4 000 porteurs chaque mois. Des équivalences sautent à la figure. Pour chaque soldat, 3 porteurs. Pour chaque officier, 9 porteurs. Pour chaque canon, 300 porteurs. Si un homme meurt, un autre le remplace. Si 100 meurent, 100 les remplacent. Inépuisable machine à épuiser.

Et l’ironie. Espérant après ce sacrifice la parité avec les citoyens des métropoles ou au moins une amélioration de leur condition, les Africains enrôlés sont restés dans l’ombre. En fait de liberté, on leur donna un pardessus et une bicyclette, raconte Kentridge. Mais même ces misérables contreparties devinrent des trésors au point que certains des comédiens se souviennent avoir eu interdiction de toucher à ces bicyclettes et à ces pardessus de leurs grands-pères. À l’image du travail de Kentridge. Prélever des bouts, rapprocher sans chercher la logique, se méfier de la raison qui égare dans une toute puissance de l’après-coup. Juste faire confiance aux détails qui n’en sont pas et qui remontent, en bulles fantasques, à la surface du présent.

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