L’envol ou le rêve de voler, présenté par Antoine de Galbert, la Maison rouge, Flammarion, 2018
Le lieu fermera, une fois l’exposition en cours achevée, le 28 octobre 2018. L’envol ou le rêve de voler, tel est le nom prophétique, testamentaire, de la dernière exposition de la Maison rouge. Lorsque j’y suis allée, elle irradiait, la lumière d’une fin d’après-midi d’août rougissait le ciel, comme si le lieu diffusait ce qu’il contenait… L’envol ou le rêve de voler est un parcours enchanteur, léger comme l’air, tout en interrogations gazeuses sur le vieux rêve humain, en essais poétiques et infructueux, sauf à dire que le vol peut ne durer qu’une fraction de seconde, un simple saut pour s’arracher à l’attraction terrestre. Alors, sous le ciel de la Maison rouge il y a…
L’expo s’ouvre avec la première séquence de La Dolce vita (Fellini, 1960), projetée dans un couloir. Dans le cockpit d’un hélicoptère, yeux rieurs sous verres fumés, le beau Marcello Mastroianni participe au transport de Jésus vers le Vatican… La statue se balance dans les airs attirant l’attention de quatre jeunes femmes qui bronzent sur un toit-terrasse. Signes de main, mots échangés dans le bruit du moteur, flirt express entre hommes de l’hélico et femmes en maillot de bain. Oui, la statue est bien destinée au pape, non, elles ne donneront pas leur numéro de téléphone. La terre et le ciel, Jésus entre les deux. Des hommes et des femmes qui s’interpellent en plein ciel. Le ton de l’expo est donné, sourire qui sera toujours là.
Dans la performance filmée Identifications (Gerry Schlum, 1970), l’artiste Gino de Dominicis répète un même mouvement. Vêtu d’un pull, d’un pantalon et de simples chaussures (je précise car l’exposition contient de drôles d’équipements pour favoriser le vol), donc là, rien, juste un petit élan à partir d’une très légère butte, l’artiste bat des bras, s’élance et… atterrit. Il nous raconte qu’il a réitéré cet essai durant trois ans, espère que son fils, son petit-fils prendront le relais de cet apprentissage et qu’un jour, l’un de ses descendants saura voler. La théorie de l’évolution qui s’appliquerait par le simple goût, l’entêtement fantasque d’une lignée… Le vol, tentative de détourner, s’écarter de voies connues, ouvrir d’impossibles passages.
Et c’est fou comme l’impossible est tentant ! Il y a bien sûr les expériences physiques, avec la lutte acharnée contre la pesanteur, ses illusions (funambulisme, plongeon, chute sur matelas rebondissant, danseuse dans les bras de son danseur…), ses objets (Oh ! les drôles de chaussures à ressort et le vélo-hélicoptère de Gustav Messmer ! Et qu’elles sont belles les ailes de Mario Terzic construites avec les plumes de grands oiseaux marins et Méliès et Jules Verne…).
Et puis, il y a la question. Pourquoi ? Vers où ? Avec Baudelaire (Le Spleen de Paris), fuir n’importe où pourvu que ce soit hors du monde, ou avec Mallarmé dans Brise marine (Fuir, là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres / D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !). En finir avec un insupportable, en quête d’un ailleurs supérieur forcément meilleur. Et l’envol peut prendre toutes sortes de formes. Le propre du mythe n’est-il pas de procéder à cet arrachement dynamique, de combattre l’enracinement dans l’espace et le temps, d’alléger poétiquement la matière ? (Olivier Schefer, philosophe, contributeur du catalogue). Il poursuit, citant Barthes (Mythologies), Le mythe ne nie pas les choses – il les « purifie, les innocente, les fonde en nature et en éternité ». L’affront d’Icare fait aux dieux, Peter Pan, messager volant restant dans l’enfance, et tous les super-héros du XXe siècle, sauveurs d’un monde désenchanté.
Des transformations à l’intérieur du corps peuvent aussi aider à l’envol. Des drogues stimulent, font qu’on occupe et perçoit son corps et son rapport à l’espace autrement (Michaux, la Beat generation). La vue et l’ouïe abandonnent et c’est Le phénomène de l’extase (montage de Dali, avec dans la moitié supérieure la magnifique image de Brassaï). Une jouissance, entre présence et absence, vie et mort.
Et un dernier voyage. Un vol de goéland saisi par Jules-Étienne Marey avec son fusil photographique. Le mouvement de l’oiseau est figé dans une succession d’images se chevauchant, en formant une nouvelle réinventée par l’œil. Une corde trop tendue qui s’effiloche, prête à rompre, une image incertaine aux confins de l’abstraction. Sous le beau ciel de la Maison rouge, il faut aller rêver.