No limit
Déjà assez libre avec cette consigne d’écriture que je me donne (associer à une lettre un mot, puis fabriquer à partir de lui, une chronique littéraire dans l’air du temps mais pas que), j’en rajoute avec le choix d’un mot qui invite à la sortie de route, au mélange des genres, à la déconstruction, l’exploration de ce qui n’a pas pignon-sur-rue. La littérature expérimentale, c’est quoi au juste ? La littérature n’est-elle pas, par nature, expérimentale ? Voyons voir avec ce E comme EXPÉRIMENTAL.
Pour être en parfaite cohérence avec moi-même et par goût de la mise en abyme, j’ai non seulement fait l’expérience de la littérature expérimentale mais je me suis aussi plongée dans la littérature sur la littérature expérimentale (notamment via ce blog). J’en suis sortie toute déboussolée, mais c’était le jeu. J’ai lu des développements sur les cas limites d’écriture (l’écriture sans auteur, l’écriture sans lecteur, l’écriture sans imagination et sans liberté), j’ai découvert un professeur d’uncreative writing œuvrant à l’Université de Pennsylvanie (j’y reviendrai). J’ai regardé des performances de poésie concrète, lu des extraits d’hyperfictions (textes truffés d’hyperliens), de poésie et récits visuels (textes pré-animés ou que, devenue lectactrice, je pouvais animer en déplaçant le curseur sur mon écran), de récits écrits à coups de tweets. L’Institut de twittérature comparée, doublement sis à Québec et Bordeaux, précise qu’il existe deux sortes de récits usant du gazouillis : le nano-récit (à tweet unique) et le récit formé d’autant de tweets que nécessaire, rejoignant ainsi la tradition feuilletoniste du XIXe siècle. Voilà un peu du tournis qui m’a saisie.
Mais bon, il ne faudrait pas tomber trop vite dans le cliché du numérique qui révolutionne forcément tout, notamment notre expérience de lecteur. Je vais donc essayer de faire le tri, autant que mon cerveau à la fois attiré par le déroutant et perturbé par l’intransmissible, me le permet. Dans la jungle explorée, je choisis deux expérimentateurs majeurs.
D’abord, ce fameux professeur d’uncreative writing. Américain, né en 1961, Kenneth Goldsmith se définit comme ex-directeur artistique, ex-sculpteur, ex-artiste, ex-poète, ex-écrivain et désormais logiciel de traitement de texte ou plus simplement artiste du verbe. Il milite pour une écriture du plagiat, de la copie et de la retranscription et a fondé en 1996 UbuWeb, recensement de références artistiques expérimentales et avant-gardistes. Beaucoup d’inconnus pour moi mais aussi des connus, S. Beckett, G. Perec, R. Barthes, J.L. Godard, E. Satie ou J. Lennon. Selon lui, l’écrivain du XXIe siècle ne peut plus créer une œuvre originale. Avec internet, il ne peut plus pratiquer que la sélection, l’extraction, le collage. Sorte de Duchamp de la littérature, K. Goldsmith s’est livré à de singulières expériences de création ou pour utiliser son vocabulaire, de non-création.
Trois exemples. Day est la retranscription intégrale des mots imprimés dans le New York Times du 1er septembre 2000, du coin en haut à gauche au coin en bas à droite, page après page, précise K. Goldsmith. Dans ce livre-performance de la non-créativité, une seule typographie, aucun élément de structure (chapitre, rubrique, paragraphe). La masse de mots d’un jour du quotidien new-yorkais, en échos avec l’Ulysse de J. Joyce, a été fondue dans un bloc de pages. Deuxième exemple, K. Goldsmith réalise en mars 2015, entièrement vêtu de noir, une lecture-performance intitulée The body of Michael Brown, à l’Université de Brown. Le texte est la retranscription, ponctuellement réécrite, du rapport d’autopsie de Michael Brown, étudiant afro-américain assassiné en 2014 par un policier à Ferguson, Missouri. La lecture fait scandale, certains reprochent à K. Goldsmith de s’approprier la souffrance de la communauté noire. Je ne sais pas si je suis venu avec l’intention de provoquer mais j’ai compris que c’était un geste provocateur, explique K. Goldsmith. Il n’autorisa pas la diffusion de la vidéo.
Troisième exemple, troisième forme, Théorie, parue en France en 2015 aux éditions Jean Boîte, éditeur de boîtes, de volumes concrets, habilités à héberger plusieurs livres et à les structurer en collections. L’œuvre prend la forme d’une ramette de papier de format A4. Sur chacune des 500 feuilles imprimées au recto, un fragment, aphorisme, idée, mini-récit. Sur l’une, on peut lire Hunter S. Thomson a retapé des romans d’Hemingway et de Fitzgerald. « Je veux juste savoir ce que ça fait d’écrire ces mots » disait-il. Sur un autre, Le futur de la lecture est la non lecture, sur une autre encore, Le futur de l’écriture est la non écriture.
Côté français, la figure majeure, la plus visible, c’est François Bon. Né en 1952, auteur d’un premier livre, Sortie d’usine, paru en 1982, il est aujourd’hui à la tête d’une vaste entreprise numérique littéraire. Tierslivre contient à la fois un observatoire (des blogs, des publications, des pratiques d’écriture, de lecture, d’édition…), un lieu d’aide à la création littéraire (ateliers, accompagnement dans l’écriture), de publications littéraires et un catalogue (vente de livres papier pour une grande part signés ou traduits par F. Bon). Je ne suis pas sûre d’en avoir fait le tour, tellement c’est touffu et multidirectionnel. F. Bon explore toutes les potentialités du numérique. Sur sa chaîne Youtube, il tient un VLOG (vidéo-journal), a 14 300 abonnés sur twitter et 3609 amis sur fb. Protéiforme, floutant les frontières (entre texte et image, entre genres textuels, entre les arts), initiateur d’écritures collectives, auteur aimant le rôle et la proximité de l’éditeur mais critique de la relation juridique qu’ils entretiennent, F. Bon est devenu symbole et promoteur de nouveaux horizons littéraires.
Si K. Goldsmith, inspiré par A. Warhol, travaille un geste résolument post-moderne, F. Bon parcourt toutes sortes de boyaux de la vie sociale pour y faire entrer l’écriture et la littérature, à moins que ce ne soit l’inverse. Il a écrit sur les usines, il a animé des ateliers d’écriture en prison, il fait de la caméra, une plume pour tenir un journal sur tout. Les deux hommes (le second apprécie la démarche du premier) ont en commun le décloisonnement des genres et des pratiques d’écriture. Ce sont aussi de grands performeurs d’eux-mêmes. Avec eux, l’expérimental est associé à une mise en scène de soi régulièrement réaffirmée.
Pour clore cette expérience de l’expérimental, j’observe que nombre de formes dites nouvelles sont souvent le prolongement d’inventions avant-gardistes antérieures. Le numérique en a facilité, déployé la mise en œuvre. Le tweet littéraire puise dans la tradition du haïku pour la contrainte de brièveté et du cadavre exquis surréaliste pour les enchaînements désarticulés. La poésie animée prolonge les calligrammes du début du XXe siècle. L’écriture générée à l’aide d’un ordinateur est une nouvelle modalité d’écriture combinatoire initiée par l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) emmené par G. Perec, R. Queneau and co.
Et puis, l’expérimental dans le sens d’une recherche sur le texte seul, en terre relativement vierge ou au croisement de terres rarement (r)approchées, vit aussi dans la forme livre avec son format, ses cahiers massicotés, cousus, assemblés. Je viens de lire des bribes d’un livre de ce genre. Dans Voyez-vous, Laetitia Bianchi (co-fondatrice des revues disparues R de réel et Le Tigre) fait alterner des fragments nommés Télévision, Manifeste, À l’usage des enfants entre lesquels circule un je. Il est question de ce que l’on voit à la télévision ou ailleurs, des enfants. L. Bianchi joue avec les mots, les expressions, les fait basculer, crée la surprise. Le ton alterne : colère, ironie, douceur. A l’usage des enfants. Apprendre par cœur le titre du poème : Un loup criait sous les feuilles. La récitation aura lieu demain. La notation tiendra compte du loup, de la douceur des feuilles et de l’effroi du cri. J’entends Prévert, mais aussi une autre voix. Une femme écrit sans qu’on connaisse son visage. Elle s’aventure en retournant les mots comme une terre à ensemencer. Deux expériences, la sienne, la mienne.
Par ordre d’apparition : Day (Geoffrey Young 2003) et Théorie (Jean Boîte, 2015) de Kenneth Goldsmith ♦ Sortie d’usine (Minuit, 1982), Tous les mots sont adultes (Fayard, 2000) et Daewoo (Fayard, 2004) de François Bon ♦ Voyez-vous, Laetitia Bianchi (Verticales, 2002)