Qui a peur de l’imitation ? Maxime Decout, Minuit, 2017
Rien de plus original, rien de plus soi que de se nourrir des autres. Mais il faut les digérer. Le lion est fait de mouton assimilé. C’est Paul Valéry qui parle, cité par Maxime Decout au début de Qui a peur de l’imitation ? L’essai parait dans la collection Paradoxe (Minuit) accueillant une grande partie de l’œuvre de Pierre Bayard. L’idée de la collection est de soulever une bizarrerie chahutant la littérature pour en déployer toute la fécondité. Les écrivains revendiquent (et les lecteurs, généralement, les attendent à ce tournant-là) une originalité de création. Par ailleurs, chaque écrivain a ses modèles, son panthéon, à la fois indispensable nourriture et profonde angoisse (vais-je arriver à faire différemment, voire, rêvons un peu, mieux ?). Maxime Decout a décidé d’en découdre avec l’imitation, puissant lieu de réflexion sur l’influence, la dette, le rejet, l’originalité, le style et l’identité. Plongée dans l’art du pastiche, de l’allusion, la parodie, la satire et autres formes d’inspirations inspirantes.
Sauf réécriture annoncée ou parodie évidente (Bris marin signé Mallarmus inséré dans La disparition de G. Perec par exemple), l’imitation n’est pas toujours facile à cerner précisément. Qu’est-ce qui fait que, lecteurs, nous entendons parfois sous le texte que nous sommes en train de lire la musique d’un autre auteur ? Pourquoi le critique (hors la volonté d’afficher sa culture littéraire) parlera volontiers d’un texte aux accents durassiens ou proustiens ? Où commence l’imitation ? À partir de quoi se construit-elle ? Quelle conscience l’écrivain a-t-il d’aller fouler des terres déjà labourées par un autre ?
Les emprunts conscients sont nombreux. Pour les plus connus, passages obligés de l’enseignement scolaire : Molière a puisé dans Plaute, La Fontaine dans Esope, La Bruyère dans Théophraste. W. Shakespeare, G. Flaubert, M. Proust sont de célèbres imitateurs. Les pasticheurs ont été pastichés dans une grande chaîne de la reprise, la déformation et la (re)création. Ceci pour une raison simple, c’est qu’on ne crée pas à partir de rien, que pour créer, on a besoin d’une matière, d’une pâte à malaxer, déformer, reformer et sculpter pour en faire un nouvel objet littéraire. Ce qui ne ressemble à rien n’existe pas. (…) Il n’y a pas d’écrivains originaux car ceux qui mériteraient ce nom sont inconnus ; et même inconnaissables tranche P. Valéry. Formulé encore autrement, la création littéraire s’origine dans la création littéraire, l’écriture dans la lecture.
M. Decout montre ainsi que non seulement l’imitation (quelle qu’en soit la forme) est inévitable, mais surtout qu’elle est fructueuse. L’œuvre se fait avec et contre des modèles, et cette lutte diligente de bout en bout certains textes. (…) Imiter c’est donc écrire pour naître à soi-même en donnant la parole aux autres en soi et en les faisant taire. C’est effacer les mots des autres en les inscrivant, c’est faire et défaire l’autre en soi. Un paradoxe qui confine ou à l’impasse ou au triomphe.
L’essayiste éclaire en le déployant le cliché de l’écrivain-en-lutte-contre-lui-même. Dans ce combat s’opposent celui qui écrit et celui qui a lu, aimé les autres, comme infusés en lui. Il ne s’agit pas de faire taire leurs voix, mais de les faire entendre dans une nouvelle partition. Car singer ou transférer un style ou une pensée, c’est à divers degrés les altérer, leur donner rendez-vous avec un autre univers et d’autres significations, à l’encontre du monde qui les a engendrés, les faire bifurquer ou muter. (…) L’imitateur retrouve le sommeil en disant adieu à la routine du déjà dit et en saluant le réenchantement d’une imitation créatrice.
L’affirmation d’une imitation fertile tord le coup d’un autre cliché, celui de la page-blanche. Ce n’est pas le rien que craint l’écrivain, mais le trop qui vient d’ailleurs, d’avant lui, des autres écrivains.
La frontière entre imitation et originalité se brouille. Qu’est-ce que l’originalité finalement ? « L’écrivain original n’est pas celui qui n’imite personne, mais celui que personne ne peut imiter », annonce F.-R. de Châteaubriand, en parlant de Milton. L’écrivain original, c’est tout simplement celui qui ne craint pas l’imitation. Par ses lectures et ses emprunts (ses chapardages, dit joliment M. Decout) conscients ou non, il avance sur un terrain neuf, quasi-indifférent des origines dans lesquelles il puise, juste préoccupé du présent de son écriture.
Né en 1979, maître de conférences en littérature française à l’Université de Lille 3-Charles de Gaulle, Maxime Decout a écrit trois autres essais : Albert Cohen : les fictions de la judéité (Classiques-Garnier, 2011), Écrire la judéité (Champ Vallon, 2015) et En toute mauvaise foi (Minuit, 2015).
L’imitation vient ainsi contredire le fantasme de l’AAAAArtiste. On aimerait tant croire qu’il est possible de partir de rien ou plutôt qu’il est possible de ne partir que de soi, uniquement de soi. Cette sur-valorisation de l’autonomie de l’individu, de son auto-suffisance et de son indépendance est l’idéal libéral par excellence, là où personne n’a besoin de l’autre. Les artistes que tu cites ont compris qu’il s’agit d’un idéal et qu’il n’est donc pas de ce monde.