Partir en vacances de soi

Disparaître de soiUne tentation contemporaine, David Le Breton, Métailié, 2015

Monica Vitti dans L’Avventura de Michelangelo Antonioni (1960)

Partir, fuir, quitter, abandonner une place, une identité, pour s’évanouir ou reconstruire quelque chose ailleurs. Miracle du déplacement dans l’espace ou l’imaginaire pour s’oublier, se transformer. Je suis tombée un peu par hasard sur l’essai de David Le Breton, Disparaître de soi, lecture étonnante et stimulante !

Le sociologue questionne la difficulté d’être soi aujourd’hui et dresse un riche inventaire des façons de s’absenter de soi.  Dans une société où s’imposent la flexibilité, l’urgence, la vitesse, la concurrence, l’efficacité, etc., être soi ne coule plus de source dans la mesure où il faut à tout instant se mettre au monde, s’ajuster aux circonstances, assumer son autonomie, rester à la hauteur. Il ne suffit plus de naître ou de grandir, il faut désormais se construire en permanence, demeurer mobilisé, donner un sens à sa vie, étayer ses actions sur des valeurs. Évidente nécessité de l’ère contemporaine, la réinvention permanente de soi devient sésame de la survie professionnelle, sociale ou politique.

Prenant le contrepied de cette agitation, les formes du retrait sont variables. Refus du lien social et des actions qui inscrivent dans le monde, burn-out ou dépression, fuites à l’adolescence (fugue, défonce, anorexie ou immersion dans le monde virtuel des jeux et des échanges sous pseudo), disparition sans laisser d’adresse à l’âge adulte ou en fin de vie, discontinuité de soi produite par la maladie d’Alzheimer. Liste étonnante, rassemblant des manifestations a priori sans grand rapport entre elles. Retrait temporaire ou définitif, choisi ou subi, mortifère ou régénérant, le spectre est large !

C’est tout l’intérêt de cet essai de les réunir sous la même appellation de blancheur, cet état d’absence de soi plus ou moins prononcé, le fait de prendre congé de soi sous une forme ou une autre à cause d’une pénibilité d’être soi. (…) Entre le lien social et le néant, elle dessine un territoire intermédiaire, une manière de faire le mort pour un moment. Blanc situé entre le noir du mal de vivre et les couleurs de la joie de vivre.

David Le Breton avance sur les terres de la sociologie, la psychologie, la psychanalyse et celles de la littérature. La vie et l’œuvre de l’écrivain allemand Robert Walser (1878-1956) sont prises en exemple, terriblement pur, du phénomène. Sans ambition sociale ou même littéraire, refusant toutes les contraintes de son identité, il écrivit des romans (notamment Les enfants Tanner, 1907 – l’errance d’un jeune homme pris par la peur de grandir) et de la poésie, avant d’être interné dans un asile psychiatrique.

L’homme-dé (Luke Rhinehart, 2009 – un homme s’en remet au hasard des dés pour guider sa vie), Feu Mathias Pascal (Luigi Pirandello, 1965 – fuyant de façon temporaire son foyer, un homme profite de la mort d’un homonyme pour reconstruire sa vie sous une autre identité) ou Un homme qui dort (Georges Perec, 1967 – un étudiant se soustrait progressivement à tout ce qu’il a à faire) sont aussi cités pour illustrer des formes de blancheur.

Cheminant dans cet essai, j’ai été étonnée par le nombre d’œuvres qui me venaient à l’esprit, à sa lecture.

J’ai pensé à des romans d’Emmanuel Carrère. Deux d’entre eux (L’adversaire, 2000 et Limonov, 2011, POL) représentent l’absence de soi. Le premier, par la substitution d’une vie à une autre. Il est inspiré de l’affaire Romand, cet homme qui cacha pendant dix-huit ans à sa famille qu’il n’était pas médecin et tua chacun de ses membres avant de tenter de se suicider, quand le secret fut sur le point d’être levé. Le second par la démultiplication des vies dans une même vie. Il est inspiré par Limonov, cet écrivain russe, exilé, clochard, domestique à New York, journaliste à Paris, soldat en Serbie et à son retour en Russie, chef d’un parti qui fut interdit. Quand Jean-Claude Romand masque un vide par une vie qu’il s’invente, Édouard Limonov, comme en fuite permanente de lui-même, se laisse glisser vers toutes sortes d’expériences. Deux figures opposées mais reliées par une même blancheur structurante ou plutôt… déstructurante.

J’ai pensé à Villa Amalia (Pascal Quignard, 2006, Gallimard), l’histoire d’une femme  Ann Hiden qui, du jour où elle découvre que son mari la trompe, choisit de clore sa vie sur tous les plans (divorce, démission de son travail, vente de sa maison) pour en reconstruire une autre. Ann Hiden devient Anna, elle entre dans la blancheur, monde nouveau, fluide, faits de flottements qui la ressourcent.

désert symbole absence
Zabriskie Point, dans le désert américain de la Vallée de la mort

J’ai pensé aux films de Michelangelo Antonioni. L’Avventura (1960), L’Eclipse (1962) et La Nuit (1961) comptent chacun une disparition. Une femme s’est volatilisée sur une île dans le premier, une autre fuit son mari dans le deuxième et un couple se fuit lui-même dans le troisième. Sans parler du désert, magnifique lieu d’absence et de retrait, souvent présent dans les films du cinéaste (Zabrinskie Point, 1970 ou Profession : reporter, 1974).

E. Hopper, Sun in an empty room, 1963, Museum of fine Arts, Boston,
E. Hopper, Sun in an empty room, 1963, Museum of fine Arts, Boston,

J’ai pensé aux peintures d’Edward Hopper. Y sont souvent représentés des êtres absents d’eux-mêmes, regard perdu dans le lointain, lisant tête baissée ou se livrant à une insondable méditation. Dans l’un des derniers tableaux, magnifique et radical, Sun in an empty room, vidé de toute présence humaine, ombre et lumière semblent s’emboîter.

La liste pourrait se poursuivre encore et encore. Pourquoi cela ? Touchant à l’identité, au rapport au monde, la question de la blancheur alimente naturellement la création artistique. De plus, pour créer, les artistes ont besoin du retrait, du flottement, qui n’est pas le rien. Suspension du sens et non extinction, précise David Le Breton. Marguerite Yourcenar parlait du paradoxe de l’écrivain. Il doit à la fois être profondément lui-même et savoir s’oublier. C’est peut-être cela qui attire certains artistes, la mise en scène de leur propre processus de création qui entrechoque et réunit leur présence et leur absence au monde. A méditer, pendant les vacances…

Né en 1953, possédant une double formation de psychologie pathologique et  sociologie, David Le Breton est professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg. Spécialiste des représentations et mises en jeu du corps humain, il est l’auteur de plusieurs essais dont L’adieu au corps (1999), Anthropologie de la douleur (2005), Éclats de voix. Une anthropologie des voix (2011) et d’un roman (Mort sur la route, 2007).

4 réflexions sur « Partir en vacances de soi »

  1. Oui, parfait, ce Lino, impeccable de simplicité et de vérité !
    C’est vrai qu’au cinéma, dans la série « dédoublements », il y en a un paquet.
    Sous ma douche ce matin (je jure que c’est vrai !!), j’ai pensé à Psychose et à plusieurs films d’Hitchcock, mettant en scène le dédoublement, le trouble identitaire. Tout d’abord, Norman Bates (Antony Perkins), gérant du motel éponyme, se prend de temps en temps, pour sa mère. Dans Vertigo, un trio de femmes se forme par glissements successifs, Carlotta (à laquelle s’identifie Madeleine), Madeleine (dont Judy prend la place) et Judy (et cela s’arrête là !). Dans La mort aux trousses, le doute sur les identités est permanent. Thornhill (Carry Grant) est pris pour un certain Kaplan. Enlevé par un certain Townsend, il se rencd conpte finalement que Townsend est un autre que celui rencontré une première fois. Poursuivant cette (complexe !) enquête, il découvre que le personnage de Kaplan est… un leurre imaginé par la CIA.
  2. Deux remarques.

    D’abord, l’obligation de « se construire en permanence ». Elle est tellement répandue qu’elle en devient une injonction publicitaire. Mais, comme dans tous les échanges commerciaux, les termes en sont largement simplifiés : pour « se construire en permanence », il suffit d’acheter le produit qui permet alors… d’« être soi ». C’est ainsi qu’en 2012, l’armée de terre lançait une campagne d’enrôlement avec le slogan « Devenez vous-mêmes », imitant le « Be yourself » d’Adidas, le « Be yourselves » de Calvin Klein, le « Deviens ce que tu es » de Lacoste, le « I am what I am » de Reebok ou encore le « Venez comme vous êtes « de Mc Do ! L’important n’est plus la relation aux autres , au monde, à l’extérieur, mais la relation à soi, avec un « soi » dopé par la consommation dans le fol espoir d’oublier sa propre inconsistance.

    Ensuite j’ai rencontré plusieurs « formes de retrait » dans mes fréquentations cinématographiques. Récemment, lorsque le cardinal Melville (Michel Piccoli dans « Habemus Papam » de Nanni Moretti, 2011) au balcon, place Saint-Pierre, renonce à être pape. Mais la plus belle mise en scène de « retrait » est plus ancienne, c’est celle du commissaire Verjeat (Lino Ventura dans « Adieu poulet » de Pierre Granier-Deferre, 1975). La scène est jouissive : l’homme politique qui l’a empêché d’enquêter sur sa milice électorale meurtrière est pris en otage par un membre de cette milice. Il ne veut négocier qu’avec le commissaire Verjeat. Ce dernier arrive enfin sur les lieux et se souvient que c’est cet homme politique qui l’a fait muter à Montpellier pour faire cesser son enquête. Alors le commissaire saisit le haut-parleur et dit : « Verjeat ? Il est à Montpellier Verjeat ! »… avant de tourner les talons et de planter là sa hiérarchie au milieu d’un système complètement bloqué. Tenté par le « retrait », ma réalité est toutefois bien plus modeste et dérisoire : une fois ce commentaire posté, je cliquerai sur « arrêter le système ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.