Épépé, Ferenc Karinthy, traduit du hongrois par Judith et Pierre Karinthy, présenté par Emmanuel Carrère, Zulma, 2013
Budaï est hongrois, chercheur en linguistique, et se rend en Finlande pour participer à un congrès. Bizarrement, l’avion l’emmène dans un autre pays dont il ne connait pas la langue et auquel il ne comprend pas grand-chose. Sa culture (expert en étymologie, il maîtrise plusieurs langues et systèmes d’écriture), sa capacité à analyser, déduire, discourir, raisonner ne servent à rien dans ce pays étrange et profondément étranger. Dystopie loufoque, Épépé est un voyage cauchemardesque durant lequel j’ai passé mon temps à émettre des hypothèses. Mémoire d’une lecture en action.
Parachuté dans une ville étrangère sans nom, énorme et pullulante, Budaï s’épuise à inventer des moyens pour la décrypter et en sortir. Expert du domaine, il s’attaque à la langue. Ses techniques de base (s’exprimer dans les différentes langues qu’il connait, coupler mots et gestes, décoder l’écriture avec l’acharnement d’un Champollion sur sa pierre de Rosette) échouent les unes après les autres. Les êtres qu’ils croisent sont indifférents, incompréhensifs ou brutaux, à l’exception d’Épépé, jeune femme blonde, groom de l’hôtel dans lequel l’expert en linguistique débarque. J’y reviendrai.
Toute cette gesticulation a quelque chose d’un film muet. Charlot seul dans la ville qui ne parviendrait jamais à ses fins. Il en a aussi la drôlerie. Il faut dire en revanche que [Budaï] se trouve dans une situation bien plus favorable que ceux qui se fatiguent à reconstituer une langue morte. Ces derniers ne disposent que de traces textuelles, ils sont donc contraints de recourir à des méthodes indirectes compliquées, spéculatives, impliquant tant d’expériences stériles. Lui, il a la chance d’être entouré du langage parlé, de cette symphonie à mille voix, (…) il serait toujours temps de noter plus tard leur partition. Cependant depuis plusieurs jours dans la ville, Budaï n’est parvenu ni à comprendre un seul mot, ni à décrypter le moindre principe régissant la langue. Rien ne se recoupe jamais.
Et si la langue de cet impossible pays était unique en tout, sans lien avec aucune autre, idiome solitaire, sans affiliation, à l’instar de l’étrusque, du basque et de quelques autres langues africaines et caucasiennes ? Budaï serait alors une figure extrême lancée dans une quête infinie. Est-ce ici sa dernière station, l’ultima Thulé des antiques (…), Thulé symbolisant une île du bout du monde, absolu indépassable ? Aurait-il atteint le lieu des noms impossibles à saisir ? La jeune femme blonde est parfois appelée Épépé, mais aussi Bébébé, Ediédié, Diédié, etc. etc. Comme si Budaï n’était pas capable de retenir le seul nom attachant de l’endroit ! Et leurs ébats (à défaut de véritable débat) se terminent par une série de Tucomprends ? pleins d’incompréhension.
Autre hypothèse. Et s’il ne s’agissait pas d’une langue mais de plusieurs ? Et si chacun s’exprimait dans sa propre langue ? Devrait-on envisager que les gens eux-mêmes ne se comprennent pas tous les uns les autres ? (…) Autant de personnes, autant de langages ? Et si chacun était contraint de comprendre et de se faire comprendre dans sa langue ? Et si Budaï aveuglé par son impuissance à communiquer était incapable de voir qu’il n’était pas un cas isolé mais que tous avaient la même difficulté ? Épépé prend alors l’allure d’une fable ironique sur l’impossible communication humaine avec pour héros, un expert es-communication aveuglé. Et de fait, quelle assurance avons-nous sur la teneur de ce que nous disons réellement et sur ce qui est réellement entendu des autres ? Et si la langue n’était qu’apparence, illusion formelle de notre faculté de communiquer ?
Et si la ville sans nom se nommait Babel, ce lieu ambigu, à la fois symbole de la langue commune perdue, de démultiplication des langues empêchant la compréhension, mais aussi de recherche d’un projet commun ? Une tour se construit à côté de l’hôtel où vit un temps Budaï. Il en observe l’avancement rapide. Tous ces gens s’activeraient-ils pour réaliser un projet fédérateur, auquel il ne parviendrait que difficilement à s’associer ?
Ce qui est sûr c’est qu’Épépé se tient dans le foisonnement, l’incertain et le paradoxe. Comme dans un dessin d’Escher, tout se retourne toujours. Aucune vérité n’est installée et Budaï court toujours après les hypothèses.
Les images de foules au travail, emplissant rues, métro et hôtel, ont une folie mécanique. C’est un flux continu, évoquant le totalitarisme de Metropolis et la pénurie de la période communiste (les gens font la queue pour tout dans Épépé). Images d’une organisation autiste, société totalitaire broyant littéralement l’individu (Budaï est très régulièrement emporté par la foule). Budaï a tout perdu (repères sociaux, linguistiques, biens, relations) et découvre un chaos qui paraît avoir son ordre. F. Karinthy passe en revue toutes les institutions (prison, hôpital, justice, armée). Les foules sont aveugles. La masse ne parle pas mais semble toujours avoir raison de l’individu.
Ouf ! C’est tout ça Épépé ! Magie d’un texte dont l’idée de départ est d’une grande simplicité mais qui se déploie encore et encore, F. Karinthy en explorant avec drôlerie et détermination toutes les possibilités, nommées ailleurs impossibilités.
Né et mort à Budapest (1923-1992), linguiste de formation et joueur de water-polo de haut niveau, Ferenc Karinthy fut journaliste, dramaturge, traducteur de Molière, Machiavel et de plusieurs auteurs grecs, anglais et allemands. Paru en 1970 en Hongrie, Épépé a connu un succès immédiat. La première édition a été publiée en France par Denoël (1999).
« Entre ce que je pense,
ce que je veux dire,
ce que je crois dire,
ce que je dis,
ce que vous voulez entendre,
ce que vous entendez,
ce que vous croyez en comprendre, ce que vous voulez comprendre,
et ce que vous comprenez,
il y a au moins neuf possibilités de ne pas se comprendre ».
Bernard Werber