Rose pourquoi, Jean Paul Civeyrac, POL, 2017
Paul Otchakovsky-Laurens est mort le 2 janvier 2018 à 73 ans dans un accident de voiture à Marie-Galante. J’ai trouvé ça triste et bête. Quelques semaines auparavant, j’avais lu Rose pourquoi signé du réalisateur Jean Paul Civeyrac et édité par l’homme devenu sigle. Un très beau texte sur la mémoire, l’émotion, le cinéma. J’avais été à la fois intéressée et émue, les critères pour une traversée vers l’île étaient donc réunis, mais j’avais renoncé. Ensuite, j’ai visionné un court métrage de JP Civeyrac, Une heure avec Alice. J’ai été à la fois intéressée et émue par cette rencontre rohmérienne. Et puis Paul O-L meurt. Comme un signe pour rassembler des fils, écrire un texte mémoire sur la mémoire, la rencontre et l’émotion. Hommage discret.
Tout commence par un soir de temps perdu, de sommeil refusé, d’attente vague, sans objet réel sinon celui de sentir poindre enfin une fraîcheur d’aube nouvelle ; un soir donc parmi les plus longs et les plus lents que nous puissions connaître, et qui parfois s’emploient à ajouter au flottement d’une existence subie un peu de veulerie domestique : pianoter longuement, sans dessein précis, sur des boutons de télécommande, avec à l’autre bout de la chambre, visée, une télévision qui bourdonne et moutonne, n’est-ce pas en effet une action dont nous savons avec assurance, et depuis toujours, qu’il n’y a rien à espérer ?
C’est dans ces conditions qu’un soir, JP Civeyrac voit un bout de film en noir et blanc. Il ne le connait pas. Il reste une dizaine d’années avec quelques plans dans la tête (un homme et une femme viennent de se rencontrer dans une fête foraine, ils sont attablés). Des plans comme les images d’un rêve obsédant. Il y aussi un mystérieux halo isolant ces deux êtres, une sorte de bruissement entre eux, une émouvante vibration de l’air, beaucoup d’amour par courants électriques, et surtout quelque chose, qui dans l’immédiat de la circonstance s’était mis à arrêter le temps, à fissurer le glacis des apparences, à s’insinuer très loin en moi sans que j’y prenne garde, m’emplissant d’une sorte de joie étrange.
Le réalisateur décide de mener une enquête, en assumant la fragilité. Que s’est-il passé en lui ce soir-là ?
Le film est identifié. Il s’agit de Liliom de Frank Borzage (1930) avec Rose Hobart dans le rôle de Julie et Charles Farrel dans celui de Liliom. JP Civeyrac le visionne et s’attarde sur la scène-souvenir origine de l’enquête. Rose et Charles sont attablés dans la fête foraine. Rose regarde Charles : saisie par une émotion visiblement inconnue d’elle-même, elle est en train de tomber amoureuse. JP Civeyrac sait que l’expression juste d’une rencontre amoureuse participe largement de son émotion mais il sent aussi qu’il y a quelque chose d’autre, comme une impression d’origine, de pur avènement – de ce qui se lève dans le visible lorsque nous faisons l’expérience d’un dévoilement qui nous saisit, nous dépasse, et soudain ouvre le monde – un monde.
Dans l’écriture, le cinéaste procède par effeuillage progressif vers un cœur incertain, ce qui a été reconnu ce soir d’abandon devant la télé, mais qui, sans mots, reste brumeux.
La séquence est détaillée. Le regard de Rose, posé sur Charles, devient piste à suivre. Elle ne le quitte pas des yeux – des yeux qui apprennent dans l’inquiétude, des yeux sans distance, sans repli possible, sans cet arrière-fond des illusions déçues qui forgent l’imperméabilité des âmes endurcies, des yeux purs simplement abandonnés à ce qui vient.
Charles de son côté arbore une mine réjouie de mâle sûr de plaire, la regardant mais cherchant peut-être surtout à prendre l’avantage par les mots (tu es une drôle de petite chose ; tu paies pas de mine), intéressé mais gardant la distance, le contrôle, le contact avec l’extérieur (tu passes un bon moment ?), jamais perdu comme elle. Le décalage entre eux renforce l’exceptionnel que vit Rose, une expérience si intense que l’on pourrait non seulement dire qu’elle n’est plus au monde (…) mais que, d’une certaine façon, elle se déshumanise, s’impersonnalise, elle devient une drôle de petite chose. Et puis, acmé de la séquence, absorbée, abandonnée dans le pur présent, intégralement immobilisée, retirée au plus profond d’elle-même, elle vit là une extase muette, nue. La rencontre avec Charles (et quelle que ce soit la contribution de ce dernier, plutôt fat) l’emmène, un instant, dans un inconnu, un hors du temps et le plan magnifique en atteste, nous le fait voir. Rose s’est absentée d’elle-même et du monde.
L’analyse est fine, précieuse mais JP Civeyrac ne s’en contente pas. Il explique même dans un entretien filmé sur Rose pourquoi qu’il aurait finalement pu partir d’une autre scène de film non liée au mystère de la rencontre amoureuse. Ce qu’il explore par l’écriture c’est l’émotion créée sur lui-même par le cinéma, quel que ce soit le type de scène-origine. Exploration de ce qui fait naître l’émotion, très concrètement, comme un objet mis à distance rendant compte de la puissance du cinéma.
Une heure avec Alice est d’une certaine façon la mise en œuvre de ce credo d’un cinéma d’abord vecteur d’émotion puis peut-être, sur un second plan, porteur d’une vision du monde. Alice, le personnage joué par la magnifique Adèle Haenel l’exprime (je suis spectatrice, pas sociologue). Émotion qui déclenche, fait bouger, avant toute chose, le spectateur en lui-même, comme une condition première pour poser un regard sur le monde.
Né en 1964, Jean Paul Civeyrac a réalisé plusieurs courts métrages dont le très touchant Une heure avec Alice (2011) avec la très touchante Adèle Haenel et Grégoire Le Prince-Ringuet et une dizaine de longs métrages, dont Mon amie Victoria (2014) d’après le roman de Doris Lessing, Victoria et les Staveney, et Mes provinciales (2018).