Ode à la mère oublieuse

Souvenirs de la marée basse, Chantal Thomas, Seuil, 2017

Cap-Ferret, plage du « Petit train », carte postale, 1959

Chantal Thomas a choisi le fil de l’eau pour faire le portrait de sa mère. Passionnée, obsessionnelle de nage, la mère de Chantal paraît à son égard, indifférente, lointaine, mais par le goût de cet exercice du corps, elle lui a transmis l’essentiel : l’énergie d’un sillage qui s’inscrit dans l’instant, la beauté d’un chemin d’oubli. Célébration du présent, temps de la vie, réelle, pleine. Cherchant le chemin de son récit (abusivement nommé roman par l’éditeur), elle ajoute que si elle avait quelque chose à célébrer à son sujet, quelque chose à tenter de retracer, c’était paradoxalement, la figure d’une mère oublieuse. Partant du réel incontournable de la mère (celle en laquelle chacun a baigné, d’où chacun est sorti), C. Thomas parcourt par l’écriture, les rives près desquelles sa mère a nagé.

Après un court séjour à Lyon, la petite Chantal et ses parents s’installent à Arcachon puis plus tard, la mère vivra sur la Côte d’azur. Arcachon c’est pour Chantal, le temps de l’enfance. Cette eau magnifique, irrésistible, m’apparaît à travers des silhouettes noires, légèrement torses ou courbes, de pins. C’est un paysage très large. J’ai l’impression que tout – la mer verte, la hauteur de la dune, les pins – est plus grand que nature. Là que se fabriquent images, impressions fortes.

C. Thomas collecte quelques souvenirs, zones nettes (petites situations, sensations) surnageant dans un tout flou, informe, flottant. Presque pas de récit issu de la mère se coulant dans le seul présent ou du père mort trop tôt. Chantal en fabrique un avec ce manque-là. L’écriture vient combler. La maigreur d’une transmission ouvre l’appétit d’une reconstitution, le passé trop frèlement esquissé par la mère, invite la fille à un tracé plus franc, dans un jeu de compensations et de recherche d’équilibre entre générations.

L’écriture pénètre la matière fluide de l’eau, la dit, l’exalte. Objets, gestes, rituels liés à la nage sont examinés, questionnés. Le maillot de bain appartient-il à la catégorie des vêtements ? […] À l’âge d’une supposée naissante pudeur, il est extrêmement plaisant après le bain d’aller, nue, rincer son maillot au bord de l’eau pour se débarrasser du sable, de le regarder flotter puis couler, et puis de s’avancer un peu plus loin dans l’eau, de le tenir entre deux doigts et de se promener avec lui. Ou encore la délicate évocation du maillot absent que fait, à la fin de l’été, la blancheur [des] fesses. La nage prend tout le corps, et l’écriture de C. Thomas en restitue la pleine sensualité.

Très tôt, la petite Chantal sait le pouvoir des mots, de la langue. Un jour à l’école, en leçon de grammaire, la maîtresse nous explique la distinction entre homonymes et synonymes. Nous devons écrire des exemples. Comme homonymes, j’écris, joyeuse, mère et mer. […] Comme synonymes, je ne trouve rien. Je ne crois pas que deux mots différents puissent signifier la même chose. Qui dit mieux pour déclarer son amour à la langue, ses pouvoirs, sa force et sa finesse ?

De ce parcours nouant nage, bouts de nature et d’histoire familiale, émerge une figure maternelle belle, séductrice, parlant et écrivant peu, l’anti-marquise de Sévigné. Et c’est tant mieux, se dit Chantal. Qui voudrait être à la place de Françoise-Marguerite comtesse de Grignan, fille de la fameuse épistolière ? Ce déploiement indécent de la possessivité maternelle ! C. Thomas raille les excès de la marquise aveuglée, confite dans sa toute-puissance de mère, indépassable et… insupportable. Si les mots maternels ont manqué à Chantal, elle en fait son propre récit, alternant telle une nageuse traversant des eaux à différentes températures, observation glacée, tiédeur joyeuse et chaleur de l’affection.

Liv Ulmann et Ingrid Bergman dans le film « Sonate d’automne » (Ingmar Bergman, 1978)

Il se trouve que j’ai revu la semaine dernière une autre histoire de mère et fille, Sonate d’automne. Eva, vivant avec son mari pasteur et sa sœur handicapée, accueille sa mère, célèbre pianiste, qu’elle n’a pas revue depuis des années, mais à laquelle elle écrit régulièrement des lettres de fille affectueuse et attentionnée. Ces retrouvailles sont l’occasion d’un terrible règlement de comptes, expression d’un indémêlable amour-haine entre mère et fille. Le rapprochement avec le récit de C. Thomas est audacieux. Je ne l’aurais d’ailleurs peut-être pas fait s’il n’y avait eu ce télescopage dans le temps entre texte et film. Chez Bergman, les mots coupent dans la chair d’un passé disséqué, les souvenirs sont confrontés, ceux de la fille dressés contre ceux de la mère. Pourtant, au-delà de langues différentes (celle de C. Thomas, plutôt douce, sans être platement sucrée) et de bien d’autres écarts, je perçois la même restitution d’un inextricable de la relation mère-fille, fait de chaud et de glacé, d’élans et de retraits, de demandes et de frustrations, comme une eau dont la température ne parviendrait jamais à être… homogène.

Née en 1945, universitaire, spécialiste du XVIIIe siècle (Sade, Casanova), Chantal Thomas est l’auteur de plusieurs essais et romans, dont Les adieux à la reine (2002) et L’échange des princesses (2013), tous deux parus au Seuil.

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