Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Les Solitaires Intempestifs, 2016
C’est le film de Xavier Dolan, Juste la fin du monde, qui met à nouveau la pièce écrite par Jean-Luc Largarce en lumière. Achevée en 1990, elle ne sembla alors intéresser personne. En 1999, le metteur en scène Joël Jouanneau la découvre enthousiasmé et décide de la monter. Depuis, ce texte sur l’impasse familiale est régulièrement représenté et est entré en 2007 au répertoire de la Comédie française.
Je l’ai lu et ai vu (deux fois) le film de Xavier Dolan. Ma découverte du jeune réalisateur québécois est à l’image de ce qu’il montre dans ses films (et de lui-même), un bouillonnant concentré d’émotions. Je me souviens du choc de Tom à la ferme (2013) vu par hasard un dimanche après-midi. J’en étais sortie bouleversée. Haines et amours y sont exacerbés, aucun repli n’est possible tellement tout est saturé d’émotion.
X. Dolan n’a pas été immédiatement séduit par le texte de J.L. Lagarce que l’actrice Anne Dorval (la mère dans le merveilleux J’ai tué ma mère, 2009) lui a fait connaître. Cela m’a étonnée tellement je perçois la proximité de leurs univers sensibles. Même envie de parler des écorchures laissées par le passé familial, même oscillation radicale entre l’impossible à dire et le débordement verbal.
Que raconte la pièce de J.L. Lagarce ? Louis, 34 ans, vit loin de sa famille (la mère, Antoine le frère et Suzanne la sœur) qu’il n’a pas vue depuis douze ans. Il retourne les voir pour leur annoncer sa mort prochaine, en être l’unique messager et se donner l’illusion d’être jusqu’à cette extrémité [son] propre maître. Ceci est posé dans le monologue initial mais Louis ne dira rien. Dans l’épilogue, il regrette. Que c’est ce bonheur là que je devrais m’offrir, hurler une bonne fois, mais je ne le fais pas, je ne l’ai pas fait. L’enfant vient au monde en criant pour emplir ses poumons de l’oxygène aérien. La naissance de Louis dans cette famille a été imparfaite, inachevée. Il n’a jamais crié, il a fui.
Le drame de J.L. Lagarce dit l’impossible familial. Rien ne s’y rencontre malgré les bonnes intentions déployées. Succession d’espoirs et de ratages. Louis fait ce geste du retour aux sources, il est attendu avec impatience par la mère, la sœur, mais seuls s’égrènent les règlements de compte. Des reproches sont formulés. Ils sont doux venant des femmes, durs d’Antoine, qui rejette les mots (Les gens qui ne disent jamais rien, on croit juste qu’ils veulent entendre, mais souvent, tu ne sais pas, je me taisais pour donner l’exemple). Le présent n’est jamais accepté pour lui-même, coincé entre le passé qui remonte et l’avenir qui fait peur.
La langue de J.L. Lagarce (dans son film, X. Dolan y reste très fidèle) est balbutiante, bégayante. Phrases amorcées, incertaines, recherche et peur des mots qui vont sortir. Brutalité des déclarations d’amour (Suzanne, la mère) ou de désintérêt (Antoine). Le personnage le plus balbutiant est Catherine, la femme d’Antoine, que Louis rencontre pour la première fois. Elle hésite sur tout, ce qu’elle peut dire, la façon de le dire. Sa seule certitude est qu’elle doit rester à l’écart du nœud familial. Elle ne veut pas servir d’intermédiaire entre les deux frères (je ne compte pas, je ne rapporterai rien (…) ce n’est pas mon rôle). Rien ne se retisse si quelque chose a jamais existé entre eux.
Le personnage le plus bégayant est Suzanne. Bégaiement à l’échelle de la phrase. Dans sa bouche se succèdent des répliques très proches l’une de l’autre dans leur sens. S’adressant à Louis : je pense que tu es un homme habile, un homme qu’on pourrait qualifier d’habile, un homme « plein d’une certaine habileté ». Chaque bout de phrase émis est une béquille pour le bout suivant. Suzanne produit un discours claudiquant. Sa langue même atteste de ce qui lui manque, avoir mieux connu ce frère, ne pas arriver à grandir assez, toujours se sentir petite par rapport à lui.
Quant à la mère, elle est en tension entre l’envie de réunir tout le monde autour du passé (raconter les mêmes histoires) et la conscience que ça ne marche pas. Se confiant à Louis, elle prédit et affirme l’impossible familial (Ils voudront t’expliquer mais ils t’expliqueront mal / Ils auront peur du temps et ils s’y prendront maladroitement / et tu ne comprendras pas, je sais comment cela se passera). Louis devient réceptacle de ce qui ne va pas. Il récolte et concentre reproches, inquiétudes, regrets. Lui-même s’exprime essentiellement par monologues, condamné à une parole inaudible.
Jean-Luc Lagarce (1954-1995) fut à la fois metteur en scène de théâtre et auteur de pièces, récits, d’un livret d’opéra et d’un essai sur le théâtre (Théâtre et Pouvoir en Occident, 2011). L’ensemble de son œuvre a été publié par Les Solitaires Intempestifs, maison d’édition qu’il a créée à Belfort en 1992.