L’art et la formule, Jean-Yves Pouilloux, Gallimard, 2016
De quoi traite cet essai dont le titre s’annonce comme un (très) vaste programme ? De l’alchimie mystérieuse, complexe, tendue, entre écriture et perception sensible. Alchimie qui donne naissance à la littérature, celle qui permet d’accéder à une plus grande connaissance de soi. C’est ainsi que la définit Jean-Yves Pouilloux, professeur émérite de littérature à l’université de Pau et des Pays de l’Adour. Avançant avec plusieurs écrivains, philosophes et peintres (Proust, Queneau, Bouvier, Merleau-Ponty, Giaccometti, Hollan…), il tente de répondre à la question : où la littérature, et plus largement la création, prennent-elles leur source ?
Marcel Proust est le grand éclaireur de cette entreprise. Même dans les chapitres qui ne lui sont pas explicitement consacrés, il est là. Les sept volumes de la Recherche du temps perdu sont traversés par une même question. Comment le narrateur perçoit-il le monde et comment peut-il restituer au monde sa propre perception ? Le temps retrouvé en est le point d’aboutissement lumineux. L’impression est pour l’écrivain ce qu’est l’expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après. (…) Ne vient de nous-même que ce nous tirons de l’obscurité qui est en nous et que nous ne connaissons pas. La recherche de l’écrivain Proust se superpose à celle de la vérité de sa perception.
L’écriture rend possible cette extraction et cette mise en lumière. La technique est utile, mais ce qui est premier, c’est la vision de celui qui écrit. C’est alors que peut naître et se développer son style, ce qui n’a pas encore existé et qu’il met à jour dans un mouvement permanent, une ouverture incessante à la nouveauté, dans la sensibilité à chaque instant offerte à ce qui advient.
Je crois que je me heurte à la même difficulté que J.-Y. Pouilloux. Comment parler de Proust sans le citer, tellement il a creusé la précision du sensible ? Comment ne pas gâcher, par une incertaine paraphrase, l’expression de ce qu’il nous inspire ? Merleau-Ponty tranche dans Le visible et l’invisible (Gallimard, 1964). Personne n’est allé plus loin que Proust dans la fixation des rapports du visible et de l’invisible, dans la description d’une idée qui n’est pas le contraire du sensible, qui en est la doublure et la profondeur. La seule chose à faire est alors de lire, relire l’œuvre de Proust, tellement la question des origines de la littérature y est…
Au-delà de la sensation mais intimement, mystérieusement liée à elle, la phrase. C’est avec Pierre Michon (Rimbaud le fils, 1991) que J.-Y. Pouilloux explore cette fabrique de la littérature. C’étaient peut-être les sanglots du grand style, quand par hasard une fois dans votre vie la grâce vous le fait tomber sur la page : ceux que la phrase vous arrache quand elle vous tire en avant (…) et vous ne savez comment, mais vous savez qu’à l’instant sur la page c’est le sens, c’est le vrai. L’écriture comporte sa part de révélation, quelque chose qui ne peut être vu qu’une fois posé sur la page, qui n’existe qu’après coup. Proust rode encore…
Avec le grand voyageur Nicolas Bouvier, la question du regard dans l’acte d’écrire est fouillée. Un double regard, l’un tourné vers l’extérieur, l’autre vers l’intérieur de soi. Voir, c’est écouter en nous, dans notre langage actuel, la trace qu’y ont déposée les choses et les êtres du monde. Le travail de l’écrivain consiste à relier ces deux regards, les faire se frotter, les fondre en une même matière.
Un travail semblable est à l’oeuvre pour le peintre et ami, Alexandre Hollan. Comment se fait-il que ce que je vois me constitue aussi certainement que je constitue ce que je vois ? Fasciné par l’arbre, le peintre en a fait son motif principal. Il ne cherche pas la singularité de tel arbre mais la singularité de ce qui le relie à chacun à chacun des instants où ils les perçoit. Le regard, écrit le peintre, – mon guide – trouve la vie dans ce monde frémissant où tout vibre, se transforme, change, se déplace. Je cherchais le calme et trouvais le mouvement.
L’essai de J.-Y. Pouilloux n’est pas un modèle de construction parfaitement structurée (dès le préambule, nous avons été prévenus d’un cheminement hasardeux). Peut-être est-ce dû (c’est ce que j’ai cru comprendre au détour de certaines formulations) au fait qu’il est plus un recueil de contributions, produites pour des occasions et dans des cadres différents, qu’un essai doté d’une visée démonstrative affirmée. Chaque chapitre porté par le regard d’un ou plusieurs auteurs, présente des analyses littéraires, témoignages de l’acte créateur, appuyés sur d’abondants extraits. Ce flottement m’apparaît finalement comme une sorte de nécessité du sujet. A l’image de l’écriture, l’essai se présente comme un objet indistinct, miroitant, baigné de clair et d’obscur.
La voix de J.-Y. Pouilloux se cache souvent derrière les écritures qu’il explore et affectionne. Elle se détache à la fin, dans un beau chapitre qui tel une toile, se nomme Sans titre. Il y est question d’arbres. Ceux peints par son ami, ceux qu’il observe lui-même. Dans la clarté opalescente de la nuit d’été, un arbre inscrit en moi palpite faiblement, à peine perceptible, et je sens que c’est lui qu’il me faudrait entendre, trace déposée dans le cheminement du jour, qui est la vérité de mon regard et que je ne connais pas.
Proust est toujours là, arbre aux fruits sans cesse renouvelés…
Professeur émérite de littérature à l’université de Pau et des Pays de l’Adour, Jean-Yves Pouilloux a écrit plusieurs essais, tous publiés par Gallimard, notamment Montaigne, une vérité singulière (2012), Fictions de Jorge Luis Borges (1992) ou Les fleurs bleues de Raymond Queneau (1991).
Ce qui est de la sociologie c’est la croyance des francais en l’émancipation par la culture qu’elle soit littéraire, théâtrale ou musicale.
La façon dont le cinéma rend compte de ce phénomène émancipateur est sans doute caricaturale et facile, mais c’est parce que c’en est, à mes yeux, que la version « non savante »
Tu parles d’une représentation extérieure de la littérature, voire de la culture. Ce que l' »on » en dit, les pouvoirs qu' »on » leur attribue (d’ailleurs, qui sont ces « on » ?). C’est sûr que c’est autre chose, que cela se situe sur un autre plan, cela doit se nommer de la sociologie.
Tu as l’art du pas de côté !
Les Français croient en la solution littéraire. C’est le résultat de notre culture: la création est vue comme permettant de construire son identité, d’affirmer son individualité, de développer ses compétences, son expression et son autonomie, surtout quand, au même moment, le monde du travail redevient le lieu de l’aliénation et de la contrainte.
Beaucoup de personnages de fiction cinématographique, plébiscités par le public, mettent ainsi en œuvre « l’émancipation par la littérature » : de « 37,2 le matin » (de Jean-Jacques Beineix, 1986), où Zorg (Jean-Hugues Anglade) est un écrivain caché que veut révéler Betty (Béatrice Dalle) jusqu’à « L’Auberge espagnole » (de Cédric Klapish, 2002), où Xavier (Romain Duris) abandonne une carrière prometteuse à Bercy pour embrasser la carrière littéraire.
On pourrait même élargir à la conviction que c’est par la culture -et non par la seule littérature- que vient l’émancipation: dans « Le Goût des autres » (d’Agnès Jaoui, 2000), Jean-Jacques Castella (Jean-Pierre Bacri) est un entrepreneur bourru qui change de vie grâce au théâtre ou encore Pierre Morhange (Jean-Baptiste Maunier) est un jeune garçon révélé par la musique dans « Les Choristes » (de Christophe Barratier, 2004).