Idée, Frans Masereel, Les Éditions Martin de Halleux, 2018
C’est quoi une idée ? Un impalpable, une abstraction ? Pourtant son origine grecque (eidon, voir, eidolon, l’image) relie le mot au visible. Illustrateur, graveur, peintre, Frans Masereel (1889-1972) fait la même chose. Il l’incarne, la montre en femme nue dans un roman de 83 images taillées au burin dans le bois d’un poirier, encrées puis passées dans une presse. Paru en 1920 aux éditions Ollendorff, tiré à 853 exemplaires, ce roman sans paroles ne fait pas grand bruit. Nouvelle tentative en Allemagne dans les années 1926-27, avec préface d’Hermann Hesse et puis le feu d’un autodafé en 1933. Bonheur, étonnement de cette nouvelle édition. Ni ride, ni poussière, du noir et blanc radical, féroce et lumineux.
Du crâne d’un homme traversé par un éclair, jaillit une idée. C’est une femme nue qu’il cajole, embrasse, glisse dans une enveloppe. Auréolée d’une couronne à rayons, (é)mouvante statue de la liberté, la voilà partie dans le monde. Début du tumulte, rencontres, chocs, violences, la femme-idée est malmenée, détestée, dévorée, travestie, fusillée, adorée, utilisée, diffusée. Chaque image est un mouvement rendu par l’accumulation des silhouettes serrées, les lignes heurtées, et l’ensemble se déroule comme un petit film expressionniste allemand. On pense à Metropolis, le foisonnement d’une ville, les foules aveugles, la femme seule, version dominatrice dans le film de Fritz Lang, quand F. Masereel la brosse en égérie, victime, héroïne douce et indocile. On est souvent prêt à la tuer ou à vivre et se sacrifier pour elle.
Simplicité, séduction de la femme vivante, insaisissable, vulnérable mais résolue, seule mais capable de se répandre partout, s’enfoncer entre les buildings, les usines, se présenter dans le blé d’un champ face à des paysans, grimper sur un pylône électrique, surplomber la ville, la course d’un ange. L’idée se montre, s’utilise traverse une caméra, un livre, donne le sein à des prisonniers, se moque de ses détracteurs, provoque par sa nudité, on veut la faire taire, on la compisse, on veut la brûler, elle s’échappe. Métaphore de la création.
Flamand de naissance, F. Masereel, est à Paris en 1910. Il propose ses premières œuvres xylographiques aux journaux, fréquente Henri Guilbeaux, rédacteur en chef de l’hebdomadaire satirique L’Assiette au beurre. Quand la guerre éclate, il déserte. La Suisse. Il se lie d’amitié avec Romain Rolland, Stefan Zweig (dont il illustrera des textes, et ensuite ceux de Baudelaire, Hugo, Tolstoï ou Kipling), devient traducteur pour la Croix Rouge et réalise pendant la guerre près de 1000 illustrations pacifistes. J’en cherche un peu plus sur cet enragé de la paix, tombe sur la fiche anthropométrique et le rapport de police que Luc Durtain (1881-1959) a rédigés sur lui. Extrait. Les prunelles brunes écartent largement deux rangs de longs cils. Elles laissent échapper un regard naïf et matois d’enfant de chœur : un enfant de chœur qui écouterait dans l’orgue les voix des anges, quitte à chiper ensuite quelques gorgées de vin de messe. La voix, forte, richement timbrée, s’en va muser dans le nez, quand l’homme oublie qu’il est en train de parler. D’ailleurs, il fait bon l’écouter : toute une bibliothèque de paroles à tête dorée, à tranche non rognée. Les mains ont des pouces longs, des doigts spatulés, aux fortes extrémités coupées court ; ce sont deux animaux vigoureux, circonspects, adroits, avec la fourrure sur le dos.
Durtain a côtoyé Masereel, se souvient de son sourire de chirurgien, incliné sur la chair veinée de ses blocs de buis [qui] semblait magiquement y susciter moins des plaies que des cicatrices. Plus d’effort perdu aux œuvres de haine ! De ses cubes de matière ennoblie, peu à peu humanisée, mon regard se reportait aux troncs d’arbre. L’homme fragment de la nature, avait pris à la nature un autre fragment d’elle-même : non point pour s’en servir d’arme, de projectile, mais pour créer ce miroir merveilleux qui ajoute à l’univers ce qu’il emprunte.
L’œil pour voir, la main, le burin et la nature pour faire et pour dire même sans mots. L’esprit et l’idée en veilleurs de nuit. De la très belle ouvrage d’artiste, d’éditeur.
Né dans à Blankenberge (Belgique) en 1894, Frans Masereel a réalisé des illustrations pour la presse et la littérature, créé plusieurs albums et romans graphiques (on le dit pionnier du genre), 25 images de la passion d’un homme (1918) ou Le Soleil (1919) aux éditions du Sablier, Mon livre d’heures (1919) et La Ville (1925) réédité en 2019 par Martin de Halleux.
Et j’en profite pour signaler le beau et intéressant site d’Olivier Favier, Dormira jamais dans lequel j’ai découvert le texte du poète, romancier, essayiste et oto-rhino-laryngologiste, Luc Durtain.