P comme portrait

Je, tu, il ou elle

De l’origine (le protraho latin), l’idée de tirer sur le devant, amener dans la lumière. Le peintre et le photographe connaissent le mouvement. Un être s’avance, saisi par un regard d’artiste. Je me demande souvent devant certains portraits, un regard, une allure, une expression, ce qui attire tant. Qu’est-ce qui se renouvelle, donne envie de s’arrêter, regarder longtemps ? Et dans un roman, un film, qu’est-ce qui fascine dans un personnage, un être, rester dans son sillon, quel qu’il soit ? Enquête avec pour périmètre un P comme PORTRAIT.

Il faut toujours être prête une demi-heure avant que le modèle arrive, afin de se recueillir : c’est une chose nécessaire pour plusieurs raisons. 1/ Il ne faut pas se faire attendre ; 2/ Il faut que la palette soit préparée ; 3/ Faire en sorte de ne pas être tracassée par du monde et des détails d’affaire. Dans L’art de faire un portrait, texte aussi délicat et précis que sa peinture, Élisabeth Vigée-Le Brun (1755-1842) énonce l’indispensable. Les séances de pose sont une cellule fragile, l’artiste s’active à ménager son modèle. Faire la tête, le masque surtout, dans trois ou quatre séances d’une heure et demi chaque, deux heures tout au plus, car le modèle s’ennuie, s’impatiente (ce qu’il faut éviter), son visage change sensiblement ; c’est pourquoi il faut le faire reposer et le distraire le plus possible. Le face-à-face dont sortira l’image de l’un signé par l’autre. L’autre naît de la grande disponibilité qu’on lui accorde, mais aussi du simple fait que l’on est prêt, soi-même, que l’on est, et cette différenciation d’avec l’autre n’est pas simple. Ne pas projeter, le regarder, un art.

Membre des jeunesses hitlériennes, photographie d’August Sander, 1938

Récemment, j’ai vu au Mémorial de la Shoah l’exposition Persécutés / persécuteurs, des hommes du XXe siècle. Des portraits réalisés par August Sander. À partir des années 1910, le photographe entreprend une sociologie par l’image de l’Allemagne. Il accumule les visages de prisonniers politiques, juifs, paysans, artistes, fonctionnaires, ouvriers, chômeurs, soldats SA…  Dans chaque portrait, j’entrais comme dans un paysage. Dans le très beau catalogue (Mémorial de la Shoah, 2018), je lis Olivier Lugon : c’est le modèle qui concrètement et consciemment, fait l’image (…). La pose frontale, seule image de soi que par l’habitude du miroir, un sujet maîtrise vraiment, constitue par elle-même une forme d’invite au modèle pour que celui-ci prenne en main son portrait, le gage en tout cas qu’il ne lui échappe pas. Le photographe confronte le modèle à lui-même, l’invite à se regarder, se constituer sans l’écrasement, le brouillage du narcissisme. L’être qui se donne et l’être qui est, se superposent. Un petit miracle. Il n’est pas question d’opposer pose et naturel. L’attitude que choisit le modèle, et l’instinct du photographe à la saisir, offrent l’expression de la personnalité vivante. Olivier Lugon cite Walker Evans, les hommes sont des acteurs, leur rôle est d’être eux-mêmes.

Et je tire un autre fil. Dans Mr Gwyn, Alessandro Baricco invente un romancier qui renonce à publier, passer par un agent, un éditeur, être lu par un public. Jasper Gwyn en a marre de tout ça. Il veut devenir copiste. Copier les gens, faire leur portrait par l’écriture. Mais ni livre, ni publication. Il veut retrouver l’origine du geste d’écrire, débarrassé de sa dimension sociale, n’en garder que le lien avec l’objet sur lequel il écrit. Il crée un dispositif, un atelier. Le modèle vient y poser, un objet-portrait est confectionné, quelques pages imprimées avec soin sur un papier vergé de format carré, enveloppées dans du papier de soie puis une chemise cartonnée, le tout remis au modèle. Jasper Gwyn comprend que faire le portrait de quelqu’un, c’est le reconduire chez lui.

Six portraits XL (Philippe Labro dans Philippe), film d’Alain Cavalier, 2018

Sort dans une seule salle à Paris au MK2 Beaubourg, le film d’Alain Cavalier, Six portraits XL. Trois parties de 100 minutes chacune, deux portraits dans chaque. Six portraits, six prénoms, Léon, Guillaume,  Jacquotte, Daniel, Philippe, Bernard. Certains sont des personnes connues, d’autres pas, cela n’a pas d’importance. Chaque plan est chargé de l’être exerçant son métier ou simplement chez lui au milieu de ses objets. Chaque plan est plein, chaque objet dit la personne, en est la trace, l’indice, son lien avec le réel, son histoire. On a envie de connaître chacun, le cordonnier, le pâtissier, le journaliste, les comédiens, la femme qui revient dans sa maison d’enfance. La caméra les pénètre, ils se laissent pénétrer, ils se donnent comme ils sont, Cavalier les perce tendrement, nous les offre. Une communion.

Caméra, pinceau, plume, appareil photo, la même obsession à dire l’autre, le tracer, le représenter, le mettre au monde encore, le restituer dans un travail de distanciation avec soi-même. Le je qui du tu fait un il ou elle avec lesquels chaque je peut s’entretenir comme il l’entend. Conjugaison sans mécanisme, liberté de pièces qui dialoguent entre elles, l’infini et la surprise du jeu de miroirs entre soi et l’autre.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.