The train, Paul Fusco, Rein Jelle Terpstra, Philippe Parreno, Textuel, 2018
Le 5 juin 1968, peu après minuit, le sénateur Robert Francis Kennedy est assassiné en Californie. Presque cinq ans après son frère John Fitzgerald et deux mois après Martin Luther King. Après la messe dans la cathédrale Saint-Patrick, le cercueil est transporté de New-York à Washington, DC. Le photojournaliste Paul Fusco, 30 ans, couvre l’événement. Chez Magnum, on ne lui demande rien de précis, juste monter dans le train et ne pas bouger. C’est là qu’il réalise… Des centaines de gens en deuil massés sur les quais se pressaient vers le train pour se rapprocher de Bobby. Naît un très étonnant reportage photographique qui mettra du temps à être diffusé (aucun magazine n’accepte de le publier avant 1998). Cet été, aux rencontres de la photographie d’Arles, hommage à ce magnifique travail, prolongé par ceux de Rein Jelle Terpstra et Philippe Parreno.
Des hommes, des femmes, des enfants, postés sur les bords des rails. Isolés, en groupe, noirs, blancs, endimanchés, en maillot de bain, en uniforme, petites robes d’été, couleurs vives, chemises à carreaux, chemisettes blanches, des prairies, des arbres, quelques drapeaux américains, quelques pancartes. P. Fusco photographie l’Amérique déployée spontanément le long des rails. Parti de New York à 13 heures, le train n’arrive à Washington qu’à 21 h, plus du double du temps nécessaire. La nuit tombe peu à peu, le temps d’exposition est allongé. Le photographe compense aussi le mouvement du train en faisant très légèrement pivoter son appareil afin de conserver son sujet au centre de son viseur. Il en résulte une sorte d’effet tunnel (…), cela permet de focaliser l’attention sur un visage, de mettre en évidence certains gestes, ou de renforcer des présences.
Au-delà de la mort d’un deuxième Kennedy, de la violence qui secoue et réunit un pays, qu’est-ce qui me touche autant quand je regarde ces images ? Un rituel funéraire s’invente, être là au passage du train, témoigner avec son corps vivant, posé sur l’herbe ou le ballast. Chacun use du signe qui lui convient, chacun fait comme il sent. Main levée ou sur le cœur, bras croisés, sur les hanches ou serrés contre le buste, un salut militaire, un chapeau qu’on enlève. La plus simple des cérémonies. Ce que tous partagent, ce qui est visible chez tous, c’est le regard qui fouille, qui cherche tellement fort à voir qu’on sent le mouvement créé à l’intérieur. Capturant cette intensité, P. Fusco nous en sature. Regardant ces images, je fixe ces regards dans un jeu de miroirs infini.
En 2008, on offre à Rein Jelle Terpstra, artiste hollandais, le livre contenant les photographies de Fusco qui vient d’être publié. Il en aime la qualité centrifuge, y perçoit une sorte d’élan et de temporalité qui n’existeraient pas si elles étaient parfaitement au point, sans flou ni mouvement. Et puis… à force de feuilleter le livre, R. J. Terpstra se demande ce que voient tous ces gens. Remarquant que plusieurs d’entre eux tiennent un appareil photo, il se lance dans une grande collecte des photos prises le 8 juin. Ainsi naît The People’s View (2014-2018). Diapositives, photos carrées bordées de blanc collées ou non sur une page d’album, parfois légendées (Waiting for the funeral train, Here it comes ! ou simplement Bobby Kennedy Juin), du noir et blanc, de la couleur. Un ensemble disparate mais relié par un même sujet, l’attente et le passage du train funéraire.
La question de l’esthétique ou de la qualité ne se pose pas, souvent des photos jaunies, verdies, au cadrage incertain. The People’s View est un contrechamp du reportage de Fusco, une pièce complémentaire, emboîtée. Les regardés qui regardent. Une autre émotion s’en dégage, le souvenir personnel, familial, la débrouille, la maladresse pour saisir le train à son passage. L’histoire familiale et l’Histoire qui se croisent.
Avec le film June 8, 1968 (2009), le vidéaste et plasticien français, Philippe Parreno reconstitue le reportage du convoi funéraire de RFK. Installée dans un train qui roule (on l’entend), la caméra filme des personnages jouant le rôle des Américains photographiés par Fusco, immobiles, même position, mêmes vêtements, mêmes prairies, même lumière. Spectateur, on est dans la peau de Fusco. L’émotion naît de cette fiction, comme si on revivait quelque chose. Ce qui est très étrange, c’est que lorsque nous avons rencontré les gens pour le casting de 1968, tous ceux qui avaient un certain âge ont pleuré. Le reenactment produit des émotions en différé (P. Parreno).
Avec ces trois œuvres, l’œil effectue un va-et-vient et les jeux de regards se démultiplient. Parti pour photographier les funérailles officielles, Fusco saisit la spontanéité d’une cérémonie improvisée sur les bords des rails. Il saisit une Amérique qui paraît poser pour lui et qui regarde. Retrouvant les clichés amateurs, Terpstra nous fait voir avec les yeux de cette Amérique et par la reconstitution filmée, Parreno nous redonne les yeux de Fusco et un peu du mouvement dans lequel il a été pris.
Reliant ces trois œuvres, posé par la situation initiale, l’impossible à voir que tous cherchent à regarder, un cercueil, la mort. Suspension, tension des regards, des corps, roulis du train, tout un spectre de signes et de sens qui produit une très émouvante mélancolie.
Né en 1930, membre de l’agence Magnum, Paul Fusco a réalisé des reportages sur des sujets de société très divers publiés par Time, Life et Newsweek ♦ Né en 1960, Rein Jelle Terpstra utilise la photographie pour travailler la relation entre perception et mémoire. The People’s View a fait l’objet d’un livre présenté là ♦ Né en 1964, Philippe Parreno utilise le film, l’installation, la performance pour questionner les frontières entre documentaire et fiction. Avec son exposition Anywhere, anywhere, out of the world (Palais de Tokyo, 2013), il jouait sur tout ce qui modifiait la perception des visiteurs dans l’espace.
Une réflexion sur « La plus simple des cérémonies »