Précis d’errance floue, Le Caire-Dakar, Anne & Laurent Champs-Massart, dessins de Grégoire Louis, La Bibliothèque, 2021
Ils voyagent et écrivent à deux. Je les aime sans les connaître, je les aime pour ce que je sens de leurs récits, j’aime leur prose poétique, leur drôlerie dans les coins, leurs yeux qui furètent. Voici le deuxième opus d’Anne & Laurent Champs-Massart, partis treize ans voir le monde, revenus avec des mots encrés dans des carnets puis des livres. Après Libraires envolés, Bangkok-Damas, voici Précis d’errance floue, Le Caire-Dakar. Après l’Asie, nos libraires qui n’avaient du mot que le goût et un petit stock de livres vite abandonné à Bangkok, redessinent l’Afrique.
Je ne suis pas très familière du récit de voyage. J’anticipe un tiraillement à la lecture. Lire sur des endroits que je ne connais pas, conduite par d’autres yeux. Lire un guide de voyage avant d’y être m’est quasiment insupportable. J’aime la surprise, le choc, la virginité du regard. Et je me souviens très bien quand en février 1990, je suis allée, étudiante, voir un bout d’Égypte, je ne voulais rien avoir lu de ce bout avant, je ne voulais ouvrir les yeux qu’à la dernière minute à Abou Simbel, Louxor ou dans une rue du Caire. Bon, mais tout ça n’a pas grand-chose à voir avec les textes d’Anne & Laurent Champs-Massart. Les lire c’est presque oublier que ce qu’ils ont vu existe, c’est surtout sentir à quel point, ils s’offrent au voyage et nous l’offrent ensuite, dans une succession de dons embrasés.
Dans ce deuxième volume, on retrouve le même mélange d’étonnantes rencontres, de lignes sensuelles pour dire couleurs, odeurs, humeurs, le regard politique, et la kyrielle d’absurdités administratives et logistiques.
Rappelons que nos deux nomades pratiquent un voyage au plus près du pays et semblent vivre dans un kairos permanent. Traduction : pas d’avion (sauf cas extrême), rester collés à la terre et à ceux qui y vivent, pas trop anticiper, se laisser happer par ce qui se présente. Par exemple, l’achat pour 50 euros d’une lada blanche sans âge au compteur kilométrique bloqué à zéro et dont le vendeur fait une honnête promotion : « Elle roule, vous savez. » Et les voilà partis tout heureux de l’acquis-paysage, aussi nommé acquis-vitre (pouvoir regarder dehors quand on roule, chose impossible dans les bus aux rideaux systématiquement tirés). Le petit chaudron tout blanc était tout ouvert sur toi, ô merveilleuse route qui fendais la campagne sèche, avec ses maisons de pierre bosselées, un grand coup de turquoise passé sur elles, un bout de tissu tendu pour rafraîchir le seuil des guichets d’épicerie. Jamais loin, les grands draps où des femmes aux cheveux tressés triaient des graines tandis que des écoliers habillés en vert, à la main des brindilles formant fouet, marchant vers l’école en déposant une vache sur le chemin ; et c’était l’acquis-vitre qui permettait tout ça, sa majesté l’acquis-vitre ouvert, venteux, libre de son regard, de son rythme, libre de suivre la grande route par où étaient passés, vingt ans plus tôt, les chars érythréens en route vers Mekele suite au bombardement d’Asmara.
Les deux voyageurs viennent de quitter Axoum, nord de l’Éthiopie, ville des stèles, lente et vide, bourg étalé plus que ville, installée au milieu d’une plaine sèche, close à l’horizon par des collines dentelées. Les ombres des nuages roulaient sur les cactus et les aloès broutés par des chameaux blancs. Les images défilent saisies par deux plumes enlacées, dont les voix parfois, comme dans Libraires envolés, se distinguent. L’un regarde l’autre, Laurent dit elle parlant d’Anne et Anne dit il parlant de Laurent. Leurs regards soudés par l’écriture bifurquent soudain le temps de quelques lignes. Ils sont au Kenya. Des voyageurs d’un autre genre, chasseurs de buffles ou de léopards, sont en vue, ils viennent de sortir de leur « djip » couleur fauve. A&L ne font pas que regarder, surtout Anne. Elle me chuchota avoir mis en équilibre contre le pneu gauche de l’essieu-moteur un clou trouvé là, non pas de ces clous d’apparat, sur les portes de Zanzibar, défensifs et bien polis. Un clou d’attaque, fondamentalement impoli celui-là. Mais une chance leur avait été laissée, répéta-t-elle : qu’ils démarrent en arrière et ils ne crèveraient pas. Ils s’en iraient vers la réserve de chasse, munis de leurs packs d’eau. Et voilà comment un safari tourne court et nos deux amoureux de la faune belle et vivante, s’éloignent l’air innocent et l’enjambée sereine, pour rejoindre la sphère des aigrettes garzettes et des cormorans, deux voyageurs volontiers garces et allègres, montés sur des échasses roses de l’espérance pour chiner la beauté quand même, comme des corps mourants vers le soleil.
La citation est un art difficile. Saisir sans tordre, prélever sans vider. Pratiquée sur ce Précis d’errance floue, elle devient jeu très simple. Ouvrir le petit livre rouge, parcourir quelques lignes et ça y est. Comme une pêche miraculeuse, toujours des éclats à remonter de la belle eau bleue, verte, blanche. Cette prose africaine qui s’accroche aux situations, les mord, audacieuse et légère. On parcourt le continent haut en couleurs, égrené sans clichés, avec une vigueur poétique et politique (A&L sont au Caire, tout près de la place Tahrir qui se réveille en 2011, plus loin, ils subissent, attristés et grognant, le jus, racket pratiqué par les administrations et puis s’éloignent du Sahel en guerre).
Mais il y a mieux que la citation. Voyage qui éblouit, la lecture de livres qui font aimer un peu plus la chair des mots. Précis d’errance floue est de ceux-là.
Treize ans durant, Anne et Laurent Champs-Massart ont parcouru le monde. Ils aiment le panthéisme, la folie belle et le papier taché. Ils ont publié Mille et dix mille pas (Vibration Éditions, 2019) et Libraires envolés, Bangkok-Damas (La Bibliothèque, 2020).