Les pas perdus, Étienne Verhasselt, Le Tripode, 2018
Il y en a 41. 41 nouvelles courtes, très courtes, un peu plus longues, comme l’annonce le sous-titre de la page de titre. Je lis, je déguste chaque texte comme un petit mets délicieusement absurde. Je sais vite que j’ai envie de leur faire une place sur l’île. Je cherche laquelle. Qu’est-ce qui relie tous ces textes drôles, graves, inventifs, portés par un imaginaire aussi fertile ? Je tente plusieurs fils conducteurs, mais rien ne marche, tout traîne, se suspend vite. Trois débuts de chronique se retrouvent dans mon petit cimetière des textes impossibles à finir. Je continue quand même à dire autour de moi que j’ai lu un recueil de nouvelles super (le goût de la précision me lâche parfois). Et puis, récemment, un ami me dit Mais pourquoi tu ne parles pas d’une seule de ces nouvelles ? Si simple, si lumineux conseil, merci.
Plus qu’à choisir la nouvelle. Facilité, logique, j’opte pour l’éponyme, dernière du recueil, Les pas perdus. Cela se passe dans une gare et sa salle des pas perdus. J’habite à côté d’une gare, c’est un endroit que j’aime et déteste à la fois, les deux très serrés. Le trop de gens qui arrivent et partent partout ou presque. Le trop du nombre, du bruit, de la violence, mais aussi le plaisir d’entendre les langues, de saisir le bizarre, le drôle quand on marche dans cette multitude. J’ai plusieurs fois assisté à des vols de valises, sans les comprendre sur le moment. Mais revenons à nos pas perdus.
Un homme de 28 ans terminant un tour d’Europe vient de rater son train. Il décide de passer la nuit dans la gare et sa fameuse salle des pas perdus. Pas vraiment seul, puisqu’il est avec son imagination. La rêverie aidant et tandis que je mastiquais un vieux sandwich dans cette gare désertée d’une ville inconnue, je crois entendre les pas des nombreux voyageurs qui la fréquentaient de jour. Ce n’était pas désagréable de me laisser bercer par cette illusion : c’était comme une musique un peu confuse à laquelle venait s’ajouter de temps à autre un appel, un coup de sifflet, des rires, un sanglot.
J’avais à peine fait quelques mètres que j’entendis derrière moi des pas légers. Décidément plus seul du tout le voyageur, il entend résonner des pas qui le cernent, l’obsèdent. Pas légers d’un enfant ! Pas qui ne le quittent pas alors même qu’il a quitté la salle des pas perdus… Pas de l’enfant toujours là, de l’imaginaire avec soi qui nous suit comme un ombre, nous intrigue, nous fait peur mais que l’on a aussi envie d’écouter et de suivre comme on peut. L’attente rêveuse facilite la tâche…
Et cette dernière nouvelle qui dit en concentré ce qui les relie toutes, l’imaginaire à soi, qui nous vient de loin, que l’on perd et retrouve au gré des moments et de nos dispositions. Élans d’enfance non perdus, pas perdus, puisqu’ils sont capables de peupler une gare déserte, peut-être même une île… Et j’explore, c’est mon travail sur cette île, cette origine des pas perdus. Et je découvre le délicieux jeu avec les mots qui semble avoir fabriqué l’expression.
Nous sommes en 1815, l’empire de Napoléon vient de s’effondrer. Les royalistes, avec Louis XVIII, sont de retour. Une première chambre anti-révolutionnaire, ardemment royaliste, est élue, mais elle ne dure qu’un an. Nouvelle élection. Qui restera de la première chambre ? Qui seront les non perdus, les pas perdus ? Ils se réunissent dans une salle… Comme toujours dans l’origine des mots, rien n’est vraiment sûr, mais il est probable que de la négation, on ait glissé, avec une belle légèreté homophonique, au pas que l’on fait en marchant, en attendant… Depuis, il y a des salles des pas perdus dans les parlements, les palais de justice, les gares… Détour par l’origine d’une expression pour le plaisir d’une promenade dans l’instabilité et les peurs de l’Histoire.
É. Verrhasselt sait dépasser les peurs, écrire avec les peurs, et le Tripode avec (on sait la publication de nouvelles difficile, allez savoir pourquoi, les lecteurs s’en méfient, nous dit-on, craignent le court, le multiple, préférant, le solide du pavé, de la saga). Les pas perdus est un recueil de poussées réjouissantes et successives d’imaginaire, d’inventions, de détournements du réel, pour mieux le dire et l’éclairer. La dernière nouvelle l’illustre de façon poétique et très pure, mais elle n’est pas la seule… Il y en a 40 autres, pas perdues du tout, qui rodent, témoins d’une littérature vive, qui s’invente dans l’attente, la rêverie et la douceur d’une prise du pouvoir sur nous-mêmes…
Né à Bruxelles en 1966, Étienne Verhasselt est psychothérapeute. Les pas perdus est son premier recueil de nouvelles.
Une réflexion sur « L’imaginaire au pouvoir »