Plus long le chat dans la brume, Journal d’une monteuse, Emmanuelle Jay, illustré par Mathias Maffre, Les Éditions Adespote, 2016
A priori il est bizarre, ce livre. Je n’ai pas immédiatement su ce qu’il était. Une couverture étrange. Le train arrière d’un chat s’étire sur toute la largeur pour ne laisser voir sa tête que sur le second rabat. Un titre qui sonne comme un haïku. Plus long le chat dans la brume est, son sous-titre l’indique, le journal d’une monteuse. Monteuse de films de fiction et de documentaires, Emmanuelle Jay fait coup double. Elle s’est associée pour créer la maison d’édition Adespote (du grec, animal sans maître) et en a écrit le premier titre.
Entre 2012 et 2015, E. Jay a tenu le journal de ses expériences sur plusieurs films. Pour le livre, elle chamboule la chronologie du journal et fait… un montage de textes qui suit le travail de monteuse sur un film. Elle nous fait pénétrer dans le noir de la salle, du moment où elle saute dans les images à celui où une réalisatrice (joliment surnommée en secret Pénélope) lui annonce enfin, après multiples montages, démontages, remontages, que ça y est, c’est la dernière version. Dans son journal, E. Jay a capté des textes, souvent très imagés, des instants, des sensations, des réflexions sur ce métier. Dans le livre, elle nous propose un magnifique film de mots et d’images (les dessins au noir de Mathias Maffre rythment l’ensemble). Explorons ce singulier travail d’écriture et d’édition.
A la lecture, nous percevons toutes les distances prises par l’artiste avec sa création (pas de doute, E. Jay est une artiste). Être au plus près (obsession des images vues, revues, qui ne la quittent pas), s’éloigner, revenir pour finalement lâcher un jour. Nous pénétrons dans l’épaisseur de la création, alternance de joies, appétits ouverts, tentatives démultipliées pour construire, sensations de se tromper, éloignement jusqu’à l’oubli et surgissement de nouvelles idées.
La monteuse nous fait entrer dans son intimité artistique avec le réalisateur / la réalisatrice. Parfois en lutte, parfois en (r)accord profond. Effacement quand elle sent la justesse d’une demande. Soutien quand perce le doute (« Alors… Tu penses qu’il y a de quoi faire un film ? » lui demande une réalisatrice après visionnage des rushes). Résistance quand elle est sûre qu’il faut couper un plan inutile.
Dans ce journal, j’ai appris que l’on disait ours pour le premier bout-à-bout grossier des séquences montées, BAB pour un bout-à-bout plus élaboré, que l’on parle parfois d’art de la guillotine pour désigner les indispensables coupes. A plan de coupe (plan bref inséré dans la continuité d’un autre), E. Jay préfère soupir, suspension ou carrément solution de continuité, qui en est la véritable fonction.
Les titres de chacun des textes sont légers, souvent drôles, toujours justes. On circule ainsi du premier (Le plongeoir) au dernier (Lover dose) en passant par Face au vide, Elle pleure déjà ? ou encore Raccord mon beau souci. Entre les textes sont insérées des citations sur l’art du montage, choisies avec grand soin. Une de mes préférées, de Jean-Louis Comolli, Toute la violence du montage se rassemble dans ce processus de transformation du cinéaste en spectateur – l’effet de cette violence, son fruit, étant le surgissement du film. Ou Bertrand Bonello qui répond quand on lui demande où il en est d’un film A presque la fin du montage. Ou encore Alexander Payne, Après avoir eu une idée, l’avoir écrite, avoir trouvé le financement, fait le casting, tourné le film, j’arrive en salle de montage comme un naufragé rejeté sur le rivage.
On apprend dans les écoles de cinéma que le montage, après le scénario et le tournage, est la troisième écriture du film. E. Jay en ajoute une autre, la sienne. Elle fait parler la voix intime d’une monteuse au travail. Elle restitue l’expérience sensible d’un beau métier mal connu et au-delà, la pulsation même de la création artistique.
Depuis 2006, Emmanuelle Jay est monteuse de films de fiction et de documentaires. Elle a notamment travaillé sur La route d’Istanbul (Rachid Bouchareb, 2016) et Au jour le jour, à la nuit la nuit d’Anaëlle Godard (2015). Elle tient un blog sur son métier dont est en partie issu Plus long le chat dans le brume, son premier livre, paru aux Éditions Adespote, maison qu’elle a co-créée en mai 2016.
Je pense d’abord aux films d’Eisenstein qui, par le montage, alternent plans larges, gros plans de visages et donnent un rythme et un souffle à l’action.
Puis André Bazin prône le « montage interdit » et préfère les plans séquences liant le cinéma avec la vérité, là où le montage la lie avec l’imaginaire.
Enfin, dans les années 1970, des « inserts » entrelardaient les films « classiques » de scènes pornographiques. C’est ainsi que le dernier film tourné par Bourvil (« Clodo » de Georges Clair) sortit en 1975 sous le titre « Clodo et les vicieuses »…