Dans le grain du couple

La conversation amoureuse, Alice Ferney, Actes Sud, 2000

R. Doisneau, Le baiser de l'Hôtel de ville (1950)
R. Doisneau, Le baiser de l’Hôtel de ville (1950)

Pour la première fois cet été, j’ai lu un texte d’Alice Ferney. Le cadeau d’un ami, Le ventre de la fée (Actes Sud, 1993). Un livre sur la maternité, m’avait-il annoncé. Une femme met au monde un enfant qui devient monstre. Une prose mêlant sans retenue le doux, le sensuel et l’horreur. Un conte, un texte court, subversif, résistant à toute sociologie ou psychologie. Comment un garçon élevé dans l’amour d’une mère-fée devient-il brute sans affect ? Comment l’ange devient-il diable ? Comment l’amour donné par la mère devient-il violence meurtrière chez le fils ?

J’ai eu envie d’en lire plus. J’ai retrouvé la douceur et la sensualité dans La conversation amoureuse. Des couples s’y font et s’y défont. Alice Ferney nous fait entrer avec une précision jouissive dans le grain du couple, ce qui en fait la matière fine, ses mouvements infimes et essentiels.

Au premier plan, Gilles et Pauline, chacun pris dans un mariage, l’un se défaisant (la femme de Gilles, lassée de ses infidélités, vient de demander le divorce), l’autre durant (Pauline, enceinte d’un deuxième enfant, vit avec Marc). Au second plan, d’autres femmes, d’autres hommes parlent de couple, de mariage et d’enfants. Ils forment une sorte de paysage vocal, on entend des bribes de conversation, souvent communes, banales qui, comme dans une toile juxtaposant le clair et l’obscur, accentue la lumière jetée sur le premier plan.

Le jeu entre les deux plans est aussi une façon de dire les frontières incertaines de l’amour. Où et quand finit-il ? De quoi est-il fait ? Qui peut vraiment le dire ? La conversation amoureuse fait entendre de nombreuses voix. Des plus superficielles, expédiant ou taisant la question amoureuse aux plus fines. Pauline est à la fois exaltée et inquiète. Elle [se heurte] sans le savoir, à l’opacité irréductible de l’autre, à la menace de croire ce qui n’est pas, ou de ne pas croire ce qui est, de se tromper de profondeur et de couleur. Gilles est souvent sentencieux, distancié. On aime en dehors de son mariage, non parce que son mariage se porte mal, mais parce qu’il nous faut un jardin secret. Il m’arrive de croire que ne me suis marié que pour cela.

Par son patronyme, Arnoult, qu’elle ne quitte pas dans le texte, Pauline rappelle une autre femme, Madame Arnoux dans L’Éducation sentimentale. Une apparition, c’est le premier mot qu’utilise Gustave Flaubert pour parler d’elle et du choc qu’elle cause au jeune Frédéric Moreau. Dans son long manteau rouge à boutons dorés, Pauline Arnoult, rencontrée dans l’école où sont leurs enfants, est aussi pour Gilles, une apparition. Pauline aimante Gilles. Elle le sent et en retour, est attirée par lui. A la lecture, une autre association m’est venue, cinématographique, Éric Rohmer. C’est le désir de l’autre qui suscite le mien, affirme Louise (jouée par Bulle Ogier) dans Les nuits de pleine lune (1984). Avec un étonnant degré de précision, Alice Ferney explore cette double attraction, asynchrone. S’ils finissent par faire l’amour, la relation de Gilles et Pauline est surtout faite de mots. Comme dans les films de Rohmer, le sentiment amoureux est passé au crible du verbe. J’ai envie de savoir exactement ce que ressentent les femmes quand elles sont vraiment regardées. Je n’en ai pas idée, dit Gilles poussant Pauline à nommer ce qu’elle a ressenti.

E. Herwitt
E. Herwitt, California kiss (1955)

De l’amour, l’écriture d’A. Ferney restitue aussi les mouvements. Et là encore, avec une précision extrême, comme dans une chorégraphie. Regards, avancées, attentes, hésitations, reculs, étreintes, des mouvements parfois francs, parfois minuscules. Si la narration est extérieure, Pauline est plus exposée que Gilles. A. Ferney nous fait entrer dans le détail de ses émotions, ses attentes, ses analyses, ses peurs. Gilles est habile, audacieux, sincère. Pourtant, Pauline le perçoit secret, le subit. Décalage des états. Temps qui ne coïncident pas. C’était étrange cette façon qu’ils avaient de progresser en sens inverse : elle marchait vers le feu tandis que lui s’était éloigné de son brasier.

Comme une transmission, quelque chose qui passe d’un être à l’autre mais qui ne peut vraiment être identique dans les deux en même temps. L’amour apparaît plus ainsi comme un objet circulant. Gilles estime avoir éveillé Pauline par le regard porté sur elle. Pauline a appris une autre façon d’aimer, dans l’absence et le dépouillement, aimer un être qui se sauve, se déploie.

Et puis, le doute, encore sur ce qui a été, malgré la multitude de mots échangés dans ces conversations. Parce qu’un mot rate le secret d’une chose. Comme si en matière d’amour, le mot et la chose ne parvenaient jamais à se superposer.

Née en 1961, Alice Ferney a effectué ses études à l’Essec avant de soutenir une thèse en sciences économiques (1990). Son premier texte, Le ventre de la fée est paru en 1993 chez Actes Sud. Depuis, elle a écrit une dizaine de romans, dont Paradis conjugal (Albin Michel, 2008) et L’élégance des veuves (Actes Sud, 1995) adapté au cinéma sous le titre Éternité (2016).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.