Où commence la littérature ?

Le Grand Paris, Aurélien Bellanger, Gallimard, 2017

Peu après son arrivée de Pologne en France, en 1971, Eustachy Kossakowski photographie les 159 panneaux marquant l’entrée dans Paris (Musée Nicéphore Niepce, Châlon-sur-Saône). Ces photographies ont été présentées dans l’exposition « Six mètres avant Paris » au Mac Val (avril 2017).

Hors la mention roman imprimée sur la couverture ivoire de la célèbre collection de Gallimard, qu’est-ce qui fait du Grand Paris signé Aurélien Bellanger un roman ? La question m’a travaillée durant 476 pages. Au-delà du genre dans lequel classer un texte, il y a la question de ce qui fait littérature, sa germination, son éclosion dans un texte, ce dernier en devenant véritablement porteur.

Le Grand Paris raconte l’itinéraire d’un jeune urbaniste ambitieux devenu conseiller du Prince en lui soufflant l’idée d’un projet qui marquera son quinquennat. En voici les premières lignes. Je m’appelle Alexandre Belgrand. On peut voir ce nom sur le premier étage de la Tour Eiffel. C’est celui de mon lointain ancêtre, qui a conçu le réseau des égouts de Paris. Mon grand-père a dessiné Roissy et mes parents, à leur façon ont contribué à façonner la ville. J’ai imaginé moi-même l’un des plus importants réseaux de la capitale, un réseau de transport, mais la gloire en reviendra à l’homme que j’ai servi, avec passion et aveuglement, un homme dont je ne peux plus sans honte prononcer le nom : le Prince, mon Prince, la fausse idole de mes années de jeunesse. Eugène Belgrand (1810-1878) a bien existé, on lui doit les égouts de Paris, son nom est gravé sur le premier étage de la Tour Eiffel. Le Prince figure Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur puis Président de la République qui ouvrit en 2007 le chantier du Grand Paris. Et on doit pouvoir aisément associer à chaque personnage du roman son double réel. Il en est de même de la plupart des événements ou déclarations publiques relatés. Les très nombreuses ressemblances avec des faits et personnes ayant réellement existé, irriguent la toile, serrée, de ce roman.

Alors quoi ? Si tout a existé, où se situe l’invention de la littérature ? Jusqu’où cette dernière est-elle capable de prendre dans ses filets, le réel (dont chacun après tout, peut se tenir informé quotidiennement) pour le transcender ? Je n’ai pas suivi de près dans la presse l’aventure du Grand Paris. Je me souviens d’une exposition en 2015 au Mac Val à Vitry-sur-Seine, de cette collection de gares futuristes, points d’étape du nouveau réseau de transport francilien. Le texte d’Aurélien Bellanger a donc un premier mérite, conter en concentré et de manière très documentée cette histoire urbaine. Comment une capitale du XIXe siècle (référence à l’ouvrage de Walter Benjamin), enserrée entre le plus riche (Hauts-de-Seine, 92) et le plus pauvre (Seine-Saint-Denis, 93) département de France, peut-elle parvenir à s’ériger en ville-monde pour doubler, dans la furieuse concurrence que se livrent les cités, le grand Londres, estuaire destiné à lancer sans fin ses vaisseaux à la conquête de toutes les mers et de tous les océans, ou le grand Berlin, capitale insolente de la nouvelle Europe ?

E. Kossakowski, 1972 (Exposition « Six mètres avant Paris », avril 2017, Mac Val)

Le roman suit l’itinéraire du narrateur en trois temps : Les années d’apprentissage (le jeune homme issu de la bourgeoise commune de Colombes fait ses classes puis part sur le terrain d’une ville nouvelle du désert algérien), Le Triangle d’or (retour à Paris, montée et apogée de son pouvoir dans l’ombre du Prince) et 93 (temps de la disgrâce et de l’installation en Seine-Saint-Denis). A. Bellanger fait remonter dans un dispositif narratif relativement classique, celui du roman d’apprentissage éprouvé depuis Balzac ou Flaubert, une épaisse matière mêlant faits réels, considérations philosophiques, urbanistiques, sociologiques et bien sûr politiques. Son art et son ambition (sa folie de la documentation extrêmement fouillée, avoisine, même si les modes de recherche ont changé, celle de Balzac) consiste à travailler l’alchimie entre réel et fiction, au point de faire douter parfois de cette dernière !

L’écriture alterne entre une prose relativement sèche, informative, explicative, et des élans lyriques, métaphoriques. Devenu conseiller du Prince, au cœur du Triangle d’or, le narrateur voit cet espace comme le concentré parfait de l’essence de Paris. On était ici, juste avant la glaciation haussmannienne, au cœur de ce qu’avait été Paris quand il était la capitale du monde, la roche était encore un peu molle, un peu mouillée et un peu fausse, comme dans les paysages de Fragonard où on la voyait parfois se soulever comme un drap pour accueillir les amours d’un couple de bergers. Paris atteignait ainsi sa plus grande délicatesse, le moelleux brioché du doux XVIIIe siècle, son âge nubile et velouté, celui du raffinement extrême d’une civilisation sur le point de s’éteindre.

Frôlant en permanence le réel, le roman offre de très savoureuses tranches d’analyse du prince Sarkozy, préférant le pouvoir à la politique. Personnage arrogant, fier de ses écarts avec la langue française, dont il fait un usage presque exclusivement polémique (…) comme une arme de guerre, une arme dont le violent recul se propageait à ses épaules. (…) Le Prince ne parlait pas un français de convention, ni un français de fantaisie, mais un français de combat. Il parlait aux instincts du peuple, mis en perpétuelle situation de juré populaire d’un procès d’assise devenu grand comme le pays entier. S’en suit un extraordinaire monologue (p. 181-182) face à une intervieweuse silencieuse, Claire Chazal, enchaînant les questions que le Prince se pose et auxquelles il ne répond pas, avec pour témoins, ces fameux Français qui méritent toujours mieux que ce qu’on leur donne. Molière est là, plein de sa verve moqueuse.

E. Kossakowski, 1972 (Exposition « Six mètres avant Paris », avril 2017, Mac Val)

Par sa façon de faire jaillir la fiction du réel, d’embrasser très largement les questions politiques, métaphysiques, de confronter les thèses, d’avancer des visions du monde, Le Grand Paris évoque l’univers littéraire de Michel Houellebecq. A. Bellanger lui a d’ailleurs consacré son premier texte (Houellebecq, écrivain romantique, Léo Scheer, 2010). Il y défend la thèse d’un Houellebecq sincère, ambitieux, ne souhaitant pas sauver ce qui ne peut plus l’être, mais confiant dans la science. Les deux écrivains maintiennent une distance clinique avec leurs héros, figures insérées dans un réel dur, souvent sans joie. Je n’ai pas relu récemment Houellebecq, je parle d’impressions qu’il m’en reste, mais il me semble, à l’aune de ce Grand Paris, qu’A. Bellanger s’en distingue par une écriture beaucoup plus dense, foisonnante, habile à creuser, faire surgir un tourbillon de représentations.

Différentes lectures, imbriquées ou juxtaposées, sont ainsi données des émeutes de Clichy-sous-Bois qui embrasèrent pendant deux mois en 2005 plusieurs villes de banlieue. Le narrateur est alors en Algérie. Les événements m’apparaissent filtrés par l’empathie ambiguë de mes interlocuteurs algériens, sans doute heureux de pouvoir contempler, au loin, après le traumatisme des années noires, les images d’une autre guerre civile. Deuxième lecture, celle de son mentor (le redoutable Machelin qui l’introduira auprès du Prince) invitant à regarder ces émeutes comme un livre dont chacun pouvait être le héros, comme un spectacle total qui rendait la position neutre de l’observateur impossible. (…) On se disputait ainsi, comme au temps des querelles jansénistes, sur la grâce et la liberté, entre deux interprétations schismatiques de la mort de deux adolescents de Clichy-sous-Bois. Ou, troisième vision, celle d’observateurs [qui] avaient remarqué, chez les émeutiers, des comportements presque féodaux – ils tenaient leurs quartiers comme des citadelles, se reconnaissaient entre eux en criant les noms un peu désuets de leurs Tours – Utrillo, Triolet ou Gagarine – et se méfiaient autant des incursions rivales des quartiers voisins que des forces de l’ordre. (…) Moins qu’à une révolution, on avait assisté au fond à une brusque montée de chauvinisme, au triomphe anachronique de l’esprit de village dans les marges arriérées de la ville-monde (…). Enfin, autre lecture, celle d’un impensé colonial aux conséquences encore plus fantastiques : la découverte d’une faille béante au cœur des idéologies républicaines, d’une situation critique d’endettement symbolique vis-à-vis d’un indigénat fantôme.

A. Bellanger aime circuler dans les visions du réel, les exposer, les nourrir, les relier, sans craindre ni la complexité, ni l’audace des interprétations, la fiction littéraire jouant le double rôle de ciment et d’écrin.

Né en 1980, Aurélien Bellanger est l’auteur de deux autres romans, La théorie de l’information (2012) et L’aménagement du territoire (2014), publiés par Gallimard.

2 réflexions sur « Où commence la littérature ? »

  1. Les noms de lieux sont les « vrais », ceux des personnages sont transformés. Ces derniers s’inspirent des réels mais ne sont pas eux, trop partiels, une fois entrés dans le roman. C’est ce que je me dis en tout cas, n’étant pas (scoop) Aurélien Bellanger. « Le prince » dit un archétype du pouvoir, c’est aussi la référence à Machiavel (le conseiller mentor du narrateur se nommant Machelin).
  2. Je m’interroge depuis longtemps sur une « certaine tendance » du roman français à ne pas nommer les gens. Cette écriture à clé :-le prince, c’est Sarko- se justifie t elle alors que « Clichy » est nommé (si j’ai bien compris ce que tu écris sur le livre de Bellanger). Ellroy n’a pas ses précautions et personne – je crois- ne se demande s’il écrit des romans?
    D’où mon interrogation: à quoi ça sert de prendre la Bastille si on ecrit toujours comme au temps de l’embastillage?

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