Sur la lecture, Marcel Proust, Actes Sud, 1988
Tentant de rendre hommage, ici, aussi, à Françoise Nyssen fraîchement nommée ministre de la Culture. Fille d’Hubert, disparu en 2011, créateur de l’étonnante entreprise au nom claquant aux vents de la belle ville d’Arles, elle a creusé le sillon singulier d’une maison qui, loin de Paris, a souhaité éditer autrement. Formats étroits, papier ivoire, auteurs du monde, lieu de pensée, d’arts et de culture, Actes Sud pourrait se définir par ce concentré-là. Impression en l’énonçant de ne dire que l’évidence qui s’est peu à peu imposée depuis 1977. Peut-être que ce qui me frappe le plus c’est que cette maison ait réussi à incarner, en relativement peu de temps et avec autant de force, l’attachement, les liens profonds et nourris avec une tradition, une histoire de la culture, des arts et de la littérature. Mince de ses 64 pages, né préface, Sur la lecture de Marcel Proust a été édité en 1988 de façon autonome par la maison arlésienne. Si Anne Walter, cinéaste et romancière qui a eu l’idée de cette publication détachée mais ancrée dans l’histoire de l’art de la littérature, m’avait demandé une préface à ce qui n’en était plus une, voici l’histoire que j’aurais racontée…
En 1895, Marcel Proust, 24 ans, se lance dans l’écriture de Jean Santeuil. Durant plusieurs années, il peine. Fragments disjoints et hétéroclites, chroniques, portraits, souvenirs, descriptions de paysages, critiques littéraires, les 1000 pages du manuscrit ne sont reliées que par un héros, jeune homme prénommé Jean. Le texte ne sera jamais achevé.
Fin 1899, Proust se met à autre chose, un petit travail à propos de Ruskin et de certaines cathédrales. John Ruskin était un penseur, réformateur social et critique d’art britannique reconnu qui refusait d’être traduit de son vivant. Il le fut de fait, mais peu et demeurait peu connu en France. Deux mois après le début du travail qualifié de petit par Proust, le grand homme meurt. Éditeurs français de livres et de revues souhaitant profiter de l’actualité nécrologique, se mettent en quête de traducteurs. Proust est l’homme qu’il leur faut.
À un détail près. Marcel a une assez mauvaise connaissance de l’anglais. Le brillant élève du lycée Condorcet n’y a appris que le latin, le grec et l’allemand. Pas inutile mais pas suffisant. Le jeune homme a d’autres ressources. Sa mère et quelques amis l’aident dans son travail de traducteur. Au fond, vous ne savez pas l’anglais et cela doit être plein de contresens, lui lance son ami Constantin de Brancovan, alors que Marcel est en plein travail.
Vexé, l’interpellé n’oublie pas d’être subtil : Je sais bien que vous ne me l’avez pas dit par méchanceté, mon petit Constantin. Mais quelqu’un qui me détesterait et voudrait anéantir d’un mot l’effort de mes quatre années de travail, poursuivi même au milieu de la maladie, qui voudrait que personne ne lise ma traduction et qu’on la tienne pour non avenue, je vous le demande un peu, que pourrait-il dire de pire ? Si vous me demandiez à boire en anglais, je ne saurais pas ce que vous me demandez parce que j’ai appris l’anglais quand j’avais de l’asthme et ne pouvais parler, que je l’ai appris avec les yeux et ne sais ni prononcer les mots ni les reconnaître quand on les prononce. Je ne prétends pas savoir l’anglais, je prétends savoir Ruskin.
Comme si, au-delà de toutes les grammaires, syntaxes, au-delà de tous les réservoirs lexicaux existait pour Proust, une langue, profonde, unique, à découvrir, seul.
Deux livres de Ruskin sur lesquels figure la mention Traduction, préface et notes de Marcel Proust sont donc successivement publiés par le Mercure de France. La bible d’Amiens en 1904 et Sésame et les lys en 1906, dont Sur la lecture constitue la préface.
Sésame et les lys est formé de deux conférences prononcées par Ruskin, l’une (Sésame, Des trésors des rois) sur les vertus des livres et de la lecture, l’autre (Les lys, Des jardins des reines) sur le rôle social des femmes.
Préface et annotations sont généreuses. J’imagine Proust se jetant sur le texte avec l’acharnement de celui qui n’a pas réussi, encore, à se couper pour écrire, du grand esprit qu’il admire. Dans Sésame et les lys, tout est bon à ronger, creuser, ouvrir, comparer, engloutir, digérer. À commencer par l’épigraphe : Vous aurez chacun un gâteau de sésame et dix livres. Elle est signée de Lucien de Samosate, auteur satyrique et prolixe du IIe siècle après J.-C.
Je cite une partie de la note qu’en tire Proust. Cette épigraphe projette comme un rayonnement supplémentaire qui ne vient toucher que la dernière phrase de la conférence mais illumine rétrospectivement tout ce qui a précédé. Cette citation pose nettement dès le début les trois sens du mot Sésame, la lecture qui ouvre les portes de la sagesse, le mot magique d’Ali Baba et la graine enchantée. Dès le début, Ruskin expose ainsi ses trois thèmes et à la fin de sa conférence, il les mêlera inextricablement dans la dernière phrase où sera rappelée dans l’accord final la tonalité du début (sésame graine), phrase qui empruntera à ces trois thèmes une richesse et une plénitude extraordinaire.
À la fin de sa conférence en effet, Ruskin défend un projet d’édification de bibliothèques royales ouvertes au public. Il termine par ses mots : Voyez si vous ne pourriez pas dans le même but encore faire voter des lois sur les grains, qui nous donneraient un pain meilleur ; pain fait avec cette vieille graine arabe magique, le Sésame, qui ouvre les portes ; — les portes non des trésors des voleurs, mais des trésors des Rois. Proust poursuit son explication du cheminement de Ruskin : C’est son procédé. Il passe d’une idée à l’autre sans aucun ordre apparent. Mais en réalité, la fantaisie qui le mène suit ses affinités profondes qui lui imposent malgré lui une logique supérieure.
Avec les travaux sur Ruskin, avec Sur la lecture, A la Recherche du temps perdu a commencé. Les matériaux foutraques de Jean Santeuil ont trouvé, à l’insu de leur auteur, leur principe d’ordonnancement, un art du cycle. Poser des trésors, un peu bruts, presque hermétiques, au début et les retrouver à la fin, brillant d’une lumière neuve. Ce que décrit Proust chez Ruskin est déjà à l’œuvre en lui-même et c’est d’ailleurs sûrement pour cela qu’il en parle si bien. Se souvenant peut-être de son difficile combat avec la langue anglaise, Proust dans Le temps retrouvé, écrit Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas à nous.
Dans Sur la lecture, il est déjà question de la chambre de Marcel enfant sur laquelle s’ouvre Du côté de chez Swann. Pour moi, je ne me sens vivre et penser que dans une chambre où tout est la création et le langage de vies profondément différentes de la mienne, d’un goût opposé au mien où je ne retrouve rien de ma pensée consciente, où mon imagination s’exalte en se sentant plongée au sein du non-moi.
La chambre, la lecture et Actes Sud, lieux d’initiation à l’altérité.
L’oeuvre de Marcel Proust (1871-1922) est essentiellement constituée des sept volumes d’A la recherche du temps perdu dont la première publication par Grasset puis Gallimard, en partie posthume, s’étendit de 1913 à 1927. Le texte inachevé de Jean Santeuil fit l’objet d’une publication par Gallimard en 1952.
Les conditions d’élaboration, l’ampleur et la densité de l’oeuvre de Proust sont à l’origine d’une recherche et d’une bibliographie proportionnelles. Dans l’immensité, citons Proust, mémoire de la littérature (Antoine Compagnon, cours au Collège de France, 2006-07), le grinçant et réjouissant Proust de Samuel Beckett (Minuit, 1990) et Proust est une fiction (François Bon, Seuil, 2013), déambulation dans Proust (donc) dans la langue et la littérature.