Quatre boules de cuir

Beauté du geste, Nicolas Zeisler, Le Tripode, 2017 

L’illustration de couverture a été réalisée par Anna Boulanger, auteur du magnifique album « l’Absence » (https://suruneilejemporterais.fr/sens-de-lecture/)

Je ne connais pas grand-chose à la boxe. Pas spécialement attirée par les shorts amples de satin rouge ou bleu vif couverts de stickers moches, les nez écrasés, les visages déformés à la longue, les arcades explosées, les regards vidés par l’effort du combat. Mon fils a commencé à en faire cette année. Un truc important pour lui. Parfois, dans la cuisine, il esquisse des gestes appris. Quand je le vois se mettre en position, préparant son corps, simultanément, à l’attaque et à la protection de lui-même, je trouve ça beau, mais c’est mon fils. Beauté du geste, nouvel ovni des éditions Le Tripode, parle de boxe et c’est un très beau livre.

Écrivain-boxeur, Nicolas Zeisler avance à coups de courts portraits, dans plus d’un siècle de boxe de Jim Jeffries à Mike Tison, en passant par Marcel Cerdan ou Mohamed Ali. Trente-six hommes qui ont voulu en découdre avec d’autres, eux-mêmes, la vie. La langue est directe, imagée, le tutoiement plein d’affection pour s’adresser à chacun et en faire ressortir le plus saillant (du talent, quelques victoires, quelques KO, beaucoup de souffrance et de débordements). Des hommes qui souvent viennent du même endroit, là où tout manque. À propos de Primo Carnera, né en 1906, Quand tu étais petit – façon de parler quand on taquine le mètre quatre-vingts à treize ans – impossible d’enfiler une paire de chaussures, rapport à tes pieds démesurés. Sans parler des vêtements. Des haillons qui craquaient à chaque poussée de croissance. Faut imaginer l’hiver dans les montagnes du Frioul, le froid qui vous torture le corps et l’âme, et la faim que rien ne chasse.

Illustration d’Éléonore Hérissé (intérieur de l’ouvrage)

Vocation ou école de la deuxième chance pour gamins paumés, la boxe est une voie chahutée. Vies secouées par les excès en tous genres, les blessures, la mort parfois violente. L’ensemble des portraits forme une grande chaîne, chaque boxeur lié aux autres, adversaires ou idoles, parfois les deux. Au portrait de Joe Frazier qui a combattu Mohamed Ali, succède celui de ce dernier qui a écrasé Chuck Wepner dont le portrait arrive ensuite… Lecture fragmentée et reliée par l’obsession du ring.

Certains combats dépassent largement le périmètre tracé par les cordes. Amérique blanche contre Amérique noire. À propos de Jack Johnson, fils d’affranchis, né en 1878, Au tournant du siècle, tes succès lors des sinistres battle royal (spectacle raciste qui voyait plusieurs Noirs s’affronter à l’aveugle sur un ring) t’avaient sorti des bouges de Chicago où tu étalais tes semblables les yeux bandés, pour une poignée de dollars. Ou Amérique dressée contre le nazisme. En 1938, Joe Louis, noir Américain défait l’allemand Schmeling. Les Noirs et les Blancs sont tombés dans les bras les uns des autres. Une première. C’était pas le bon nègre qu’ils fêtaient, les Blancs. C’était la victoire de l’Amérique. L’espace d’un combat, ils avaient oublié ta couleur. Ils t’adoraient parce que tu leur avais rappelé leur force. La force de l’Amérique.

Quelques écrivains figurent dans la liste. Ernest Hemingway a pratiqué la boxe, Arthur Cravan, poète et critique littéraire aussi, Charles Bukovsky s’en est inspiré.  Avoir du cran, garder la distance, répondre aux coups du destin, relever le gant… qu’on boxe avec les mots ou qu’on boxe tout court, la vie est un foutu combat au finish (Avec les damnés, Grasset, 2000).

Dans son blog, Pierre Jourde, boxeur lui-même, noue boxe et écriture. La grâce du boxeur est la même chose que l’inspiration de l’écrivain. Sans inspiration, ma pensée et mon matériau, les mots, demeurent à distance, séparés. Dans ce que j’écris, cette séparation est partout sensible. Il y a de l’intention, mais elle ne s’est pas fondue dans son objet. Et puis l’inspiration arrive. Le plus souvent, elle arrive à force de pratique, à force de tentatives et d’échecs. Alors, dans la grâce de l’inspiration, on ne peut plus dire que j’aie eu explicitement l’intention d’écrire ceci ou cela, pas plus que le boxeur n’a explicitement l’intention de placer son pied ici, son bras là.

Illustration de François Marcziniak (quatrième de couverture de l’ouvrage)

Le père de Joyce Carol Oates l’emmenait voir, enfant, des matchs de boxe. Elle est fascinée. En 1987, la romancière graphomane publie De la boxe (Tristram, 2002), essai sur cette fascination. Le spectacle d’êtres humains luttant l’un contre l’autre, qu’elle qu’en soit la raison, y compris à certains moments bien médiatisés, pour des sommes d’argent stupéfiantes, est excessivement perturbant, car il viole l’un des tabous de notre civilisation. De nombreux hommes et femmes, même s’ils se sont blindés contre ça, ne peuvent regarder une rencontre de boxe parce qu’ils ne peuvent s’autoriser à voir ce qu’ils sont en train de regarder (…) À cet égard, la boxe comme spectacle public est proche de la pornographie : dans les deux cas, il fait du spectateur un voyeur distancié, mais sûrement impliqué intimement dans un événement qui n’est pas censé se dérouler comme il se déroule.

Le parallèle s’arrête là. Si les gestes de la boxe sont travaillés techniquement, en match ils se pratiquent dans une grande spontanéité. Chaque seconde est invention. C’est ce que j’ai compris en regardant mon fils dans la cuisine.

Né en 1984, journaliste, Nicolas Zeisler pratique et chronique la boxe avec passion. En 2009, il crée le blog Cultureboxe d’où sont issus plusieurs des portraits de Beauté du geste. L’ouvrage a été choisi en 2017 pour être illustré par le collectif « Les 400 coups » rassemblant 20 artistes, chacun apportant par une illustration, sa vision personnelle de la boxe.

5 réflexions sur « Quatre boules de cuir »

  1. ,
    Bravo donc aussi pour l’interview de Sarah, qui fut « mon » étudiante à SciencesPo et qui mérite un livre pour elle toute seule 🙂
  2. Bonsoir Isabelle,
    J’imagine bien ton fils en train de faire du « shadow boxing ». Boxer une ombre, un fantôme,
    un adversaire imaginaire, comme le font tous les boxeurs pour répéter leurs gammes. Ils font
    aussi de la corde à sauter, comme le font toutes les petites filles dans la cour de récréation.
    Ils se rasent aussi les jambes pour qu’elles soient belles et ils dansent en faisant des petits bonds. De là à dire que
    Sonny Liston ou Mike Tyson étaient des demoiselles…
    Si les retransmissions sportives et les stades hurlant plein peuvent faire penser aux jeux du
    cirque alors on peut dire que les boxeurs en sont les gladiateurs modernes.
    La vie et la mort, l’ascension et la chute peuvent se jouer en quelques secondes au plus en quelques rounds.
    . Le « Noble Art » peut se pratiquer en toute décontraction. Il peut également mettre
    aux prises deux athlètes animés d’une sombre énergie acharnée, chacun voulant faire tomber l’autre quitte
    à le détruire pour cela. Les grands combats sont autant de tragédies fulgurantes. C’est pour cela que la
    Littérature s’est toujours intéressée à cette discipline, dès qu’elle fût codifiée.
    La Boxe, avec la Tauromachie sont les dernières célébrations archaïques de la pleine lune ou de la grande marée.
    Il faut imaginer deux Minotaures se cherchant dans le Labyrinthe !
    Et l’écrivain qui rentre chez lui avec la voile noire.
    Le Monstre n’est pas celui qu’on croit. C’est le Destin pour certains, l’Humain pour d’autres. Il y en même pour
    dire que la Bête ce sont ces chiens rendus à la vie sauvage qui divaguent en meute dans les faubourgs des villes
    de l »Est de l’Europe.
    Et si le  » shadow boxing  » était l’Art d’affronter notre ombre?
  3. Merci pour cette belle critique, Isabelle.
    , j’aime beaucoup la boxe féminine, j’ai d’ailleurs interviewé Sarah Ourahmoune pour Cultureboxe dès 2010. La boxe féminine est relativement récente. Et je crois avoir écrit sur des boxeurs que le temps a déjà enveloppé dans une sorte de halo de légende… Donc, les filles, ce sera pour la prochaine fois 😉 Amicalement

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