R comme rue

ou comme restaurants, rires, riens

J’ai emmenagé depuis quelques mois dans une rue piétonne du 19e. Une rue avec restaurants, cafés, tailleur, bazars, fleuriste, coiffeurs, cordonnier, caviste, fromager, boucherie, primeurs, boulangeries, pharmacie. Elle porte le nom d’un charcutier mort en 1913 qui présida l’Union philanthropique culinaire et de l’alimentation. La quasi-totalité des immeubles date de 1912. Un seul architecte, C. H. François, œuvra. Alignement presque parfait des balcons de pierre et de fer aux deuxième et cinquième étages, pan presque continu d’ardoise au sixième, alternance de la brique blonde et de la brique rouge. Les murs des halls d’entrée sont tous carrelés de motifs floraux. Dans le mien, des iris bleus, jaunes, des nénuphars blancs, et des libellules. J’ai maintenant tout le temps de la détailler. R comme RUE.

Je me souviens quand je rentrais le soir, les yeux levés vers les immeubles, je voyais deux falaises lumineuses, s’épiant. Des pigeons y nichent. Vert, violet, tous les gris, parfois la couleur d’un chocolat très clair qui côtoie le blanc. Certains se bécotent, se cherchent noise, se balancent sur un fil, volettent au-dessus de la rue. J’entends leurs ailes. J’entends des chants d’oiseaux que je n’identifie pas. J’entends moins de voix humaines. Un homme siffle. Un chien aboie et aucune caravane qui passe. Je n’entends plus les petits chocs des couverts montant des restaurants. Je n’entends plus le rideau de la fleuriste qui sonnait 9h30 et 19h30. Je n’entends plus Joachim, sa petite voix éraillée, autre horloge, 8h25 et 17h, du lundi au vendredi, descendant et montant l’escalier dans l’immeuble, qui racontait, interrogeait le monde, se plaignait aussi certains soirs, d’habiter si haut.

Quand j’ai emménagé, j’étais toute excitée. La rue avait une intimité, une voisine m’avait prévenue « Vous verrez, c’est un village ! ». La rue dépasse à peine 200 m. J’ai eu envie de connaître chacun de ses commerces. Le tailleur turc a repris plusieurs de mes vêtements, j’ai presque tout goûté du libanais, la fleuriste m’avait dit « Bienvenue dans la rue ! ». Chinoise, elle s’appelle Mai. Une amie m’avait dit « mais c’est la rue Gama ! » Et parfois, je l’appelais comme ça.

Quelques jours avant la mi-mars, j’ai offert La grande panne à un ami. « Tu verras, c’est très drôle ! » Et puis, mi-mars, j’ai voulu lui prêter L’aveuglement de José Saramago, mais je ne l’ai pas retrouvé dans ma bibliothèque. Perdu dans le déménagement. Dommage. J’aurais bien aimé en parler avec lui. Une histoire d’épidémie qui rend les gens aveugles. Retour à l’état sauvage. Dans ma bibliothèque, j’ai La Peste et Le hussard sur le toit. Relire l’un, peut-être, lire l’autre, sûrement. J’ouvre ce dernier. Au hasard, presque. « La ville ne remuait que comme un moribond. Elle se débattait dans le propre égoïsme de son agonie. Il y avait sous les murs des rumeurs sourdes comme de muscles qui se distendent, de poumons qui se vident, de ventres qui se débondent, de mâchoires qui claquent. On ne pouvait plus rien demander à ce corps social. Il mourait. Il avait assez à faire, assez à penser avec sa mort. »

Le 31 décembre dernier, je postais ça. Ma fille a réalisé cette gravure. Elle avait carte blanche. Quand j’ai découvert l’image réversible, j’étais très fière d’elle, de ma fille. J’ai ajouté cette accroche, 2020, année d’avenir et le tour était joué. L’île souhaitait une très belle année à ses lecteurs, aux autres. Je guettais le printemps. Nous y sommes. J’ouvre ma fenêtre. Je sens le jasmin acheté en novembre à Mai. Les pigeons se promènent sur le bord, j’ai un peu peur que l’un d’eux n’entre chez moi. Je peux lire tranquille, même si je travaille encore beaucoup, mais de loin, mélangée, je m’accroche mais je sens que quelque chose s’effiloche, ne tient pas complètement. Ce matin, un appel « Je l’ai. Je devrais être fatiguée pendant quelques jours. »

L’exode, l’occupation, la grippe espagnole, le sida, Tchernobyl. Une superposition de tout ça. Partir, se calfeutrer, éviter les autres corps, quand d’autres, applaudis désormais à 20 h, dans ma rue et dans d’autres, les soignent, comme ils peuvent. Haut les masques, et les cœurs.

Une réflexion sur « R comme rue »

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