et filii, Patrick Da Silva, Le Tripode, 2018
Toute rencontre avec un livre a son histoire. Le 30 janvier dernier, je me rends à la librairie Delamain, 155 rue Saint Honoré, métro Palais royal. Devant, la Comédie française, derrière, le Louvre. Concentré d’art, de culture, d’histoire, de Paris. Y est invité Patrick Da Silva, auteur de Au cirque, emporté sur l’île. Au programme, lecture d’extraits de ses deux derniers textes, Les pas d’Odette et et filii. Tout ce petit monde publié par le Tripode. Autour de 60 ans, solide, posé, P. Da Silva, s’assied face au public. En main, un petit livre rose (Les pas d’Odette) qu’il n’ouvrira pas. Il sait son texte par cœur. Belle voix grave, lenteur de l’élocution. Si comme dans un jeu d’enfant, j’avais compté, je serais allée jusqu’à trois avant d’être emportée. Oubliés la librairie Delamain, la Comédie française, le Louvre, le Palais royal et Paris, balayés par la voix du conteur.
Je ne me rends pas compte mais ça en coupe la chique à plus d’un la manière que j’ai de lancer d’un coup de manivelle la machine à piailler. C’est la dédicace que P. Da Silva a laissée sur mon exemplaire. Le choix de la phrase, puisée à la page 88 de et filii, a pu lui être inspiré par ma mine hébétée quand il a ouvert la bouche.
Comme le genre conte, et filii est fait de paroles collectées. Chaque personnage raconte des bouts à un personnage central qui nous les restitue. Confesseur par vocation, il s’apprête à devenir prêtre, et aime pêcher (le poisson). Les paroles récoltées sont entrecoupées des respirations du pêcheur, son attente solitaire au bord d’un lac, se souvenant par bribes de son histoire, et de celle des hommes. À chaque fois, auprès du lac me saisit le vertige de l’invisible et de l’immémorial. Toutes ces vies qui dans les siècles et les saisons et les lunes, un instant sont venues ici, très précisément, et ont bu de cette eau-là, se sont trempés dedans et par cela, sans se voir jamais ni se connaître, se sont liées secrètement l’une à l’autre, secrètement indissolublement.
Lire et filii c’est parcourir un labyrinthe peuplé. On y rencontre des personnages qui racontent un peu d’histoire. Comme dans une vie, le décousu prend forme peu à peu. Une pièce se constitue. Un tout, situé dans une petite commune rurale à l’écart, émerge. Plusieurs drames se découvrent : fermeture d’une usine qui met tout le monde sur le carreau, double assassinat, suicide, incendie d’une école, mort d’un père. Comme pour Au cirque que j’avais eu envie de relire à peine terminé, j’ai lu et immédiatement après, relu et filii. Prose en boucles appelant une lecture en boucles. Sombre et riche écheveau dans lequel on a envie de s’enfoncer pour en tirer quelques… fils.
Une langue qui va puiser partout. Les vieux mots, le familier, le délicat, la voix haute du parler simple et imagé, les évocations rapides qui suffisent à planter le décor social, historique ou familial. Ceux du pays qui étaient devenus ouvriers sont restés paysans, une vache, quatre poules, trois lapins, un bout de jardin, mais paysans quand même, et les ritals, et les carailles pareil, et les bicots pareil quand ils sont arrivés : tout le monde ouvrier-paysan. Ouvrier, ça se faisait ensemble, paysans, eux, ils l’étaient déjà dans leur pays de misère et à part si c’est un jean-foutre, un paysan voit bien en regardant s’échiner son voisin que paysan, ici, en Italie, au Portugal, en Algérie, c’est la même peine, les mêmes comportements, les mêmes tambouilles. Le pays, c’était l’usine, et l’usine, bougnats, bougnoules, portos, macaronis, c’était le pays.
Ou la description d’un enfant handicapé qui soudain me fait briller les yeux. Il était dans un genre de carriole avec un siège de voiture et des roues de vélo ; un Pinocchio de sarments de vigne, mains et guibolles toutes nouées, la tronche équarrie à la serpette et baveuse, mais de ces billes !
P. Da Silva est conteur-tisserand. Il superpose les couches, les lectures, les histoires, multiplie les échos, les bribes distillant peu à peu un récit tentaculaire, noir, mais pas seulement. Le conteur aime les petits, les modestes, ceux qui font avec peu, avec ce qu’ils sont, ceux qui ont un métier, à défaut d’avoir un emploi, ceux qui déraillent aussi. Elie, il était citoyen de la lune, c’est tout : juste à côté de la terre où tout le monde vit, où il faut bien que tout le monde se débrouille.
Je me rends bien compte que je ne dis rien des intrigues de et filii, ni de ses principaux personnages. Je l’aborde par touches restant, à l’écriture, extérieure. Et ce n’est pas faute de l’avoir, à la lecture, pénétré, et d’en avoir été pénétrée. Lecture en piqué, multitude des formes perçues sous l’eau du lac, comme les poissons glissants, poursuivis par le personnage central, confesseur, scribouilleur, conteur, peut-être alias de l’auteur, tirant avec toutes ses voix, la lectrice vers une plaine des eaux et des prairies inextricables ; eaux en lacs et en lagunes, en deltas, eau et verdure enchevêtrées, prairies de nénuphars en fleurs, savanes de roseaux… Comme si cette polyphonie sous-marine ne pouvait être murmurée qu’à l’oreille du lecteur. Si c’est ça, je ne peux que l’inviter à plonger…
Déjà présenté là, Patrick Da Silva a récemment publié au Tripode Au cirque (2017) et Les pas d’Odette (2018), très beau texte cadeau à sa mère.
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