Mémoire de fille, Annie Ernaux, Gallimard, 2016
C’était une pièce manquante. Le nouveau livre d’Annie Ernaux vient compléter le puzzle qu’elle construit depuis près de quarante ans. De sa vie ordinaire, elle a fait littérature. L’extraordinaire a été de transformer par l’écriture le quotidien en paysage social et intime, celui d’une génération de femmes françaises nées pendant la guerre.
J’ai lu récemment, en continu, plusieurs de ses textes (Annie Ernaux a écarté à un moment donné, le mot roman pour qualifier ses écrits) rassemblés dans Écrire la vie (Gallimard, collection Quarto, 2011). Je me suis immergée. Cette façon de lire a sûrement contribué à fondre un peu plus l’ensemble dans un tout. Les années 1958-60 y sont effleurées. Avec Mémoire de fille, elles sont excavées.
Été 1958. Annie a 18 ans. Elle rejoint la colonie de vacances de S dans l’Orne pour y être monitrice, libre pour la première fois, sans parents ou autre cadre pour la tenir. Elle espère une histoire d’amour. Arrivée le 14 août, elle passe la nuit du 16 au 17 avec H, le moniteur-chef de la colonie. Elle obéit au désir de l’homme. Elle croit que la première nuit en entraînera d’autres, mais il préfère la blonde, mieux faite. La bande de la colonie moque la naïveté de la fille, l’insulte, mais l’orgueil de l’expérience est plus fort.
Archéologue d’elle-même, Annie Ernaux part à la recherche de la fille de 58 avec l’obsession de la transparence, dirait-on aujourd’hui. Elle collationne les matériaux bruts de l’époque (photo, lettres, phrases d’écrivains recopiées…) extrait, associe, malaxe, se souvient. Sa mère a brûlé le journal des années 57-63, années manquantes, elle se rattrape avec d’autres bouts plus tardifs. La photo d’identité dit un visage, une représentation mais c’est aussi le coiffeur où elle allait, la séduction, les sur-pats dont elle rêvait. Du petit rectangle de papier argentique, de multiples fils sont tirés, l’objet étant largement dépassé par le monde (autres objets, lieux, émotions, êtres…) auquel il est associé. Des phrases d’écrivains qu’elle recopiait, Annie Ernaux tire les pensées par procuration de la fille d’alors. Chaque désir m’a toujours plus enrichi que la possession toujours fausse de mon désir (André Gide). À partir des lettres rendues en 2010 par une amie qui en était destinataire, elle retrouve un ton, des humeurs, des expressions de la fille de 58. De chacun de ces matériaux s’échappent des signes, des indications qu’Annie Ernaux traque, fouille, refusant d’être dupée.
Tout au long de sa minutieuse reconstitution-restitution, Annie Ernaux écrit aussi le présent de son écriture, met à nu la façon dont elle s’y prend (impossible de dire je pour la fille de 58, les je de 1958 et de 2014 ne peuvent se superposer exactement). Comme si le je ne pouvait se dire qu’au temps présent ou au passé proche. Elle dit ses tentatives jusqu’ici vaines, d’écrire sur la période. Je restais, au fond, dans la pure jouissance du déballage des souvenirs. Je refusais la douleur de la forme. Elle questionne son acte. Pousser jusqu’au bout le colletage avec le réel, avoir des preuves du passé ou être le jugement dernier de la bande de la colonie ?
Annie Ernaux chemine dans le temps et dans son écriture. Elle creuse ses je successifs. La fille de 58 ignore tout du rapport sexuel mais le désire. La fille de 59 a honte de la fierté d’avoir été objet de désir. La fille de 62 veut revoir S pour dire à ce lieu de honte, qu’elle a une nouvelle identité. La variation sur le je est infinie… La femme de 89 écrit dans son journal Il n’y a qu’une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir.
Annie Ernaux questionne l’oubli d’elle-même et sa capacité à se restituer à elle-même. Elle doute du texte qu’elle écrit, elle ne sait pas ce qu’il est, il s’efface, elle aurait pu l’écrire autrement. Soudain une certitude, belle, lumineuse. C’est l’absence de sens de ce que l’on vit au moment où on le vit qui multiplie les possibilités d’écriture.
Née en 1940, Annie Ernaux a mené une double carrière d’écrivain et de professeur de français. Son œuvre (à l’exception de ce dernier texte) a été rassemblée dans le très beau Écrire la vie (Gallimard, 2011).