Un traître à aimer

Retour à Killybegs, Sorj Chalandon, Grasset, 2011

Included Sunday bloody sunday (1983)
Included Sunday bloody sunday (1983)

2016, cent ans après l’insurrection de Dublin réprimée par l’armée britannique. L’Irlande se souvient. La Pâques sanglante de 1916 porte en germe la République proclamée en 1921 avec la signature du traité de Londres. La terre irlandaise est alors partagée. La République indépendante au Sud, le dominion britannique sur une partie (la plus prospère) de l’Ulster, au Nord. Le réalisateur Emmanuel Hamon a fait de cette longue histoire sanglante un documentaire diffusé en mai sur Arte Irlande(s), l’aube d’un pays, scindé en deux (Les années de guerre et Les défis de la paix). Complet sur la période, émouvant, il est riche des témoignages recueillis dans les différents camps, indépendantiste ou  loyaliste, catholique ou protestant. Sorj Chalandon en a fait un roman magnifique, Retour à Killybegs.

J’ai un faible pour Sorj Chalandon. Ses romans racontent souvent une complexité de relations, de clivages, de clans tout en mettant à nu des tendresses, des amitiés fortes, mais pas si simples à vivre. Retour à Killybegs est le premier que j’ai lu. Il est sur ce plan exemplaire et tient le choc de la relecture. Auteur de nombreux reportages sur l’Irlande du Nord quand il était journaliste à Libération entre 1973 et 2007, Sorj Chalandon connaît bien la tourbe et la poudre irlandaises.

Dès le début, nous sommes avertis par le narrateur Tyrone Meehan. Si je parle aujourd’hui, c’est parce que je suis seul à pouvoir dire la vérité. C’est cette vérité difficile, subtile, que cet ancien militant de la cause irlandaise devenu traitre nous raconte. Écrivant cette phrase, je sens que moi-même je trahis quelque chose. Je trahis la finesse dont Sorj Chalandon fait preuve tout au long du roman pour rendre compte de ces déplacements de l’esprit et de l’engagement, non réductibles au seul mot trahison.

Ancien de l’IRA, radical partisan d’une seule et unique Irlande, le père meurt en 1940, ivre, aigri, laissant une femme et une flopée d’enfants dont Tyrone, 15 ans. La poursuite du combat est une évidence. La famille qui vivait dans le Sud, à Killybegs, rejoint Belfast, au Nord, sous la protection de l’oncle Lawrence. Nous suivons alors le parcours de Tyrone dans les allers et retours de sa narration (le temps de 2006 quand il revient finir ses jours à Killybegs et le temps des actions auxquelles il a participé au sein de l’IRA puis des services secrets britanniques). Une narration découpée en scènes, souvenirs qui se heurtent, s’enchaînent, pas dans l’ordre chronologique mais dans celui d’une douloureuse remémoration.

Comme de nombreux membres de l’IRA, Tyrone a tout connu de cette guerre. L’organisation secrète des actions, les combats de rue, les arrestations arbitraires, les années d’emprisonnement à Crumlin, puis à Long Kesh après 1976 quand le statut de prisonniers de guerre a été supprimé et que les prisonniers ont riposté par des grèves de la faim et de l’hygiène (refus de se vêtir, d’utiliser les tinettes, maculation des murs avec leurs excréments). Tyrone a connu le statut de héros pour avoir combattu aux côtés de son ami Danny Finley mort, lui, en 1969, de trois balles tirées par erreur par… Tyrone. L’Irlande compte un martyr de plus, un héros de plus et bientôt un traître. La maladresse de Tyrone n’a pas échappé à l’omniscience britannique qui l’utilisera, quelques années après, en 1981, contre lui.

Sorj Chalandon explore le cheminement de Tyrone, ancré dans son Irlande adorée, mais secoué par l’incertain du combat. A 16 ans, à la vue des dégâts de la première explosion à Belfast, il a décidé de ne plus être un enfant. Rendant son sourire à un Britannique qui le laisse passer, il s’en veut. C’était déjà faiblir, trahir. Ému par le fait que l’IRA vient d’assassiner un policier catholique en uniforme britannique, il entend son ami Danny lui crier que c’était l’ennemi. Bien plus tard, dans l’horreur pénitentiaire de Long Kesh, un gardien lui demande avec douceur de renoncer à la saleté. Tyron refuse mais s’en veut de répéter les revendications de la cause. Il me parlait en homme, je répondais en automate. Et quand le processus de paix s’enclenche, il s’en sent, à cette place singulière d’agent informant les services secrets britanniques, artisan.

A l’intérieur du héros, coexistent la violente nécessité du combat pour l’Irlande et la sensibilité d’un être incapable d’accepter la confrontation univoque de la guerre. Sorj Chalandon nous fait marcher sur le fil délicat qui sépare deux visions entières, deux déterminations radicales. Ceux qui crient Brits out ! et ceux qui hurlent Dehors les traîtres papistes !

Au-delà des camps très identifiés, la guerre crée des anfractuosités, des zones ambiguës dans lesquelles l’esprit de l’homme circule, se fabrique des raisonnements. Tentant de rester uni à ses yeux, il rapproche l’habituellement irraprochable et parfois se perd. Revenu à Killybegs, Tyrone lit une biographie de James Connoly, héros fusillé en 1916. Je prierai pour tous les braves qui font leur devoir selon ce qu’ils ont compris de la vie. Derniers mots du père de la cause irlandaise avant d’être exécuté. Une voie, une voix pour se réconcilier avec soi-même et accepter une vérité que comme Tyrone, on est seul à pouvoir dire. Sorj Chalandon a connu et aimé Deny Donaldson dont le personnage de Tyrone s’inspire. Il parvient avec une grande habileté sensible, à nous faire entendre son histoire. Et avec elle, celle de l’Irlande.

Né en 1952, journaliste à Libération (1973-2007) où il réalisa plusieurs reportages sur l’Irlande du Nord et le procès de Klaus Barbie (prix Albert Londres en 1988), auteur de sept romans dont Mon traître (2008), Le Quatrième mur (2013), Profession du père (2015), il est aujourd’hui journaliste au Canard enchaîné.

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