Pour V
J’ai revu La leçon de piano. Une jeune femme, pianiste, muette depuis l’enfance, mariée sans savoir à qui, part avec sa fille de 9 ans et son piano, retrouver l’homme en Nouvelle-Zélande. Elle trouve l’amant, le plaisir sexuel, l’amour avec un autre. Alors qu’il vient de découvrir l’adultère, douloureusement jaloux, le mari demande à l’amant si la jeune femme lui a murmuré quelque chose pendant l’amour. Plus que de voir sa femme et son amant nus sur le lit, c’est l’idée qu’elle puisse faire entendre sa voix à un autre, qui est insupportable au mari. Le plus précieux de soi, V comme VOIX.
On reconnaît la voix des autres. Plus difficilement la sienne. Elle fait trop corps avec nous. Au début d’août, j’ai suivi un stage de voix parlée (m’écrire pour les références, excellentes). Dans un château du Perche, on a lu de la littérature à voix haute. Sans préparation particulière et par réflexe, on retrouve une façon de lire ancienne, celle de l’école (on devait mettre le ton) ou de la messe (on se coulait dans une psalmodie). La voix est alors passoire n’offrant qu’une écume, peut-être jolie avec ses friselis, mais comme décrochée. Elle volette, ne vient pas d’un profond et ne va pas vers un profond. Dans La leçon de piano, une vieille de la colonie néo-zélandaise énonce ça, en creux, parlant de la pianiste. Son jeu est étrange comme un climat qui nous traverse (…). Qu’un son se glisse en nous, ce n’est pas du tout agréable. La vieille disait sa peur d’être trop remuée. Ou son regret de ne jamais l’avoir été.
Quand j’ai commencé à écrire ces lignes, j’étais dans le train. J’alternais mes occupations. Écrire ce que ce mot voix m’évoquait, lire Ce pas et le suivant de Pierre Bergounioux et écouter la conversation d’à côté, deux femmes, l’une jeune, l’autre pas, qui faisaient connaissance, ravies de se trouver des liens. Mais rapidement la vieille soliloqua et la jeune tapota sur son écran, espaçant ses mmh. Et je repense, comme à chaque fois que je monte dans un train à la nouvelle de Lydia Davis, Une idée de pancarte, cette petite guerre des voix entre voyageurs. Leurs voix me gênaient désormais, ne laissant plus sortir (pour la vieille) que du déjà dit roulant moins joli qu’un galet, et (pour la jeune) une feinte écoute. Lisant à voix haute, j’aurais pu les faire taire d’étonnement.
Dans le roman que je tentais de lire, un jeune homme de 17 ans ne parlant qu’un patois auvergnat veut apprendre le français. Il a avec lui une petite grammaire. J’avais repris où je les avais laissés en Auvergne, à la lettre V, mes exercices de version. Venir : devenir, lo verb : la parole, la vergonha : la honte, lo vernh : l’aulne, la vertut : le courage, questa vetz : cette fois, viatjar : voyager…
Tous ces V qui viennent quand j’en suis à cette lettre. Les recoupements qui se multiplient, on passe par les mêmes endroits ou simplement on voit mieux qu’on y passe parce qu’on les a marqués à la craie, croix sur les portes, comme dans Ali Baba et les quarante voleurs. Une histoire d’attention, comme s’ancrer soi-même pour dire le texte à voix haute. Et parlant, voir des images, que les autres voient aussi, pas les mêmes, mais quelque chose, à eux. De voix en voix, haute ou intérieure, la littérature qui se donne et s’épaissit, dépassant l’os initial formé par l’auteur. Le texte oignon. Le texte à plis.
Dans le château du Perche, à un moment dans l’après-midi, chacun partait dans un coin pour travailler son texte. Un jour, je choisis un bord du parc, vue sur la campagne, terre dorée, forêt de chênes et de sapins, quelques chevaux dans un creux. Assise sur un muret, je parlais à tout ce petit monde. L’incipit du Hussard sur le toit et le bel Angelo avec son cheval, son envie de café, la femme à jupon rouge et à gros seins. Dire Giono à voix haute le mêlait à l’endroit. J’avais l’impression de le rendre à cette chaude campagne. Mots graines. Le lendemain, la place était prise par un autre stagiaire, jeune homme debout sur le muret. L’ensemencement continuait. Marivaux, cette fois. La voix délivrait son précieux à tous vents.
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