Libraires envolés – Bangkok Damas, Anne & Laurent Champs-Massart, illustrations de Véronique Aurégan-Poulain, La Bibliothèque, 2020
Lorsque le désir résiste aux premières atteintes du bon sens, on lui cherche des raisons. Et on en trouve qui ne valent rien. La vérité c’est qu’on ne sait comment nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres, jusqu’au jour où, pas trop sûr de soi, on s’en va pour de bon. Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. Nicolas Bouvier introduit ainsi son Usage du monde et Anne & Laurent Champs-Massart ont voyagé sous ce soleil-là. Entre 2005 et 2018, les deux jeunes amants ont parcouru le monde. Partis avec des livres qu’ils espéraient vendre dans une librairie francophone qu’ils auraient ouverte dans le quartier des ferrailleurs à Bangkok, ils renoncent, et le voyage s’impose. Libraires envolés compte onze récits rapportés d’Asie. À l’ouvrage manque un bandeau portant mention Bouvier aurait adoré.
Le voyage débute à Bangkok (où va rester le stock, sélection de merveilles opérée par les libraires rêveurs) et se clôt par un happy end (mais beaucoup de choses le sont avec eux), leur mariage à Damas, quand l’ambiance était légère, hétéroclite, parfumée aux fumées des chichas, la lumière légèrement verte, huileuse comme un savon d’Alep. Entre, la Chine, le Pakistan, l’Inde, presque l’Iran (la non obtention du visa est voyage en Absurdie), l’Afghanistan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, l’Azerbaidjan, la Géorgie.
À chaque fois, rencontres, histoires, drôles, touchantes, qu’A&L racontent avec distance. Shootés à l’optimisme, ils digèrent l’emballement premier pour l’exotisme, sélectionnent, comme sûrement les livres de leur stock de Bangkok, et fabriquent une crème de voyage, onctueuse avec grumeaux quand même.
Un vieux Samarcandien fait un étonnant commerce, dévoilant aux curieux (p. 18) un bo’ri empaillé. Dans un train reliant Bombay à Madras, un enfant travaille. Il avait enlevé son maillot, et tout en allant à quatre pattes, torse nu, il poussait devant lui son vêtement qu’il utilisait comme serpillère. Il passait partout, entre les pieds à bagues et à sandales, dans l’allée, sous les sièges raclant avec application la pollution de la foule, poussant les détritus, jusqu’à ce que son maillot trop empêtré et juteux n’essuie plus correctement. (…) Pour passer dans le wagon suivant, il se rhabillait.
Dans le zoo de Kaboul, Marwan le lion est mort en 2005, sourd et aveugle (blessé par grenades dix ans plus tôt, une histoire de fou). Épargné par la guerre, le roi s’éteint de lui-même. Il était si célèbre, il fut si regretté, que les Kaboulis lui érigèrent une statue dans l’allée principale du zoo.
Et les pays. J’ai beaucoup appris sur le Turkménistan. Un président (à vie), nommé Saparmourat Niazov, passé sans encombre en 1991 de la direction de la république socialiste soviétique à celle de l’État fraîchement indépendant, a bâti sa légende comme il a bâti la capitale, Achgabat. Du marbre partout, de l’or pour sa statue. Une ville inventée par Hergé. Et un livre, le Ruhnama, écrit par Niazov lui-même, diffusé dans toutes les écoles, rempli de conseils (se laver les dents, ne pas forcer sur le sucre) et maximes (seule la mort est capable de séparer les frères). Niazov a été remplacé par Berdymouhammedov. Élu à 89% en 2007, il a prêté serment au Coran et au Ruhnama. Tout va bien dans la marbrerie, pourraient conclure A&L.
Et les frontières, qui happent, aller voir après celle-ci, et puis celle-là, principe du voyage, attraction pour le plus lointain. Et celles que les voyageurs sentent en les franchissant. La fin de l’Asie en mer Caspienne. Fini, jusqu’au souvenir des sagesses aux yeux clos ; les brouillards ignorent les mirages d’Inde, les vapeurs chinoises, ou les grésils steppiques de l’Asie centrale. Le flou de l’air au Caucase, est glaiseux, humide, fier, et il sent la soupe. Et la suite est encore belle. Dans l’errance et le flottement du voyage, on guette, on aime ramasser ses sensations, observations, en faire un condensé, trouver des lois, les énoncer avec la liberté du découvreur.
J’ouvre Perec, Espèces d’espaces. Parcourir le monde, le sillonner en tous sens, ce ne sera jamais qu’en connaître quelques rares, quelques arpents [longue liste de lieux] Et avec eux, irréductible, immédiat et tangible, le sentiment de la concrétude du monde : quelque chose de clair, de plus proche de nous : le monde non plus comme un parcours sans cesse à refaire, non pas comme une course sans fin, un défi sans cesse à relever, non pas comme le seul prétexte d’une accumulation désespérante, ni comme l’illusion d’une conquête, mais comme retrouvaille d’un sens, perception d’une écriture terrestre, d’une géographie dont nous avons oublié que nous sommes les auteurs.
A&L nous le rappellent. Leurs récits font corps avec leurs voyages. Et s’en émancipent. Le vif de leur écriture fait naître des histoires qui auraient pu être inventées. J’attends l’Afrique.
Je reprends la présentation de l’éditeur : Treize ans durant, Anne et Laurent Champs-Massart ont parcouru le monde. Ils aiment le panthéisme, la folie belle et le papier taché. Ils ont publié Mille et dix mille pas (Vibration Éditions, 2019).
Cités plus haut : Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, L’usage du monde, Droz, réédité en 1999 et Georges Perec, Espèces d’espaces, Galilée, 1974/2000.
Il fallait ce « Restez chez vous » pour comprendre à quel point le voyage (réel ou imaginaire, extérieur ou intérieur) manquait à nos humanités. En 2015, lorsque le pays fut frappé par des attentats meurtriers, ils furent nombreux celles et ceux qui dénonçaient l’atteinte à notre « mode de vie », à notre « culture » à notre « art de vivre ». Les mêmes, cinq ans après, chantaient en chœur: « Restez chez vous » et classaient les librairies comme « non essentielles ».
Hier on voyageait en avion, maintenant on voyagera en livre?