À Milena, Kafka, traduit de l’allemand par Robert Kahn, Nous, 2015 ; Vie de Milena, Jana Černá, traduit du tchèque par Barbora Faure, La Contre Allée, 2014 ; Vivre, Milena Jesenská, traduit du tchèque par Claudia Ancelot, Cambourakis, 2014
Lire comme suivre les perles d’un bijou baroque, impossible collier, on se laisse happer par des signes, même petits, lovés dans une préface, une note, cailloux blancs. À Milena contient les lettres que Franz Kafka adressa à Milena Jesenská entre mars 1920 et décembre 1923 (Kafka meurt l’année suivante). L’éditeur Nous en a proposé une nouvelle traduction par Robert Kahn, qui chez le même éditeur a retraduit le journal de l’écrivain, devenu Journaux, restituant l’intégralité et l’ordre originel des douze cahiers confiés à l’ami éditeur Max Brod. Jana Černá que j’avais découverte avec Pas dans le cul aujourd’hui, longue lettre érotique et philosophique à son amant, Egon Bondy, a fait le récit de la vie de sa mère, Vie de Milena. Et l’éditeur Cambourakis a réuni des chroniques publiées par Milena Jesenská entre 1919 et 1939 (elle meurt à Ravensbrück en 1944). J’ai suivi ces chemins praguois, les rues, les cafés où on lit à voix haute et où on parle de littérature, politique, en tchèque, en allemand, les chambres où on écrit et où on fait l’amour.
Vie de Milena commence par un don, un leg. Une scène de cinéma. Une femme devenue amie de Milena en déportation, revenue, déclare à Jana : Voilà tout ce qui reste de Milena. Je voulais te faire plaisir, alors je te l’ai apporté. Et elle dépose sur la table une dent. Jana tente de vivre avec le fragment maternel, mais il la tourmente et elle ne peut s’en dessaisir. Un jour, elle l’oublie, le perd, mais la perle d’émail ensemence le récit, c’est le rosebud de Citizen Kane. Jana évoque à plusieurs reprises cette espèce de magnétisme propre à Milena et Kafka écrit à son ami Max Brod, c’est un feu vivant tel que je n’en ai encore jamais vu.
Au début des années 1920, Milena habite Vienne avec son mari et Kafka, après avoir rompu ses fiançailles avec Felice, est à Prague. L’échange épistolaire commence par celui d’un écrivain avec sa traductrice. Milena traduit vers le tchèque le premier chapitre de L’Amérique. Puis, le vous devient tu, Kafka devient F, les deux deviennent amants, par lettres plus que par corps. Après l’une de leurs rencontres, le 4 juin 1920, il écrit Certes ma chambre est petite, mais la vraie Milena est ici, celle qui vous a visiblement échappé dimanche, et croyez-le, c’est magnifique d’être avec elle. S’adresser à cette Milena au loin enveloppe tout Kafka. Ses lettres sont les témoins fébriles d’un amour jamais rassasié, d’une relation pleine entre deux êtres préoccupés de langue et d’idées. Plaisir très vif à leur lecture.
Mais autre chose déborde de ces lettres, pièce motrice de la machine littéraire telle que la conçoit Kafka. (…) Elles posent directement, innocemment, la puissance diabolique de la machine littéraire (…). Il y a toujours une femme à l’horizon des lettres, c’est elle la vraie destinataire (…) Substituer à l’amour la lettre d’amour ( ?) Substituer, au contrat conjugal tant redouté, un pacte diabolique. Les lettres sont inséparables d’un tel pacte, elles sont ce pacte lui-même (Deleuze et Guattari, Kafka – Pour une littérature mineure). Les lettres sont espace d’exploration renouvelée, avec adresse. Et Kafka n’en finit pas de se plaindre et se réjouir de leur impérieuse nécessité.
L’écrivain admire sa traductrice (et la fidélité à l’allemand qu’elle fait jaillir du tchèque), il admire aussi la journaliste qui lui envoie régulièrement ses chroniques publiées dans Tribuna et Národní Listy. Milena Jesenská écrit sur Vienne, Prague, le cinéma, sa concierge, le couple, la politique. Le ton est emporté, résolu. Milena écrit comme on crache, l’élan puis la perle de salive propulsée, elle porte haut son verbe et sa parole
Ses textes sont si chargés de son propre vécu, qu’ils ressemblent plutôt à des lettres. D’ailleurs, Milena les conçoit ainsi. Chaque article équivaut pour elle à une lettre qu’elle adresse à ses lecteurs. Pour tout dire, à une lettre qu’elle adresse le plus souvent à un lecteur unique (Jana Černá, Vie de Milena). La fille a la même vigueur que la mère et les deux audacieuses ont eu des vies très mouvementées.
Le 6 juin 1924, trois jours après la mort de Kafka, Národní Listy publie une chronique de Milena simplement titrée Kafka. Il était timide, scrupuleux, paisible et bon, mais il écrivait des livres cruels et douloureux. Son monde grouillait de démons invisibles qui détruisent et déchirent l’homme sans défense. (…) Sa connaissance du monde était insolite et profonde, lui qui, à lui seul, était un monde insolite et profond. (…) C’était un homme et un artiste doué d’une conscience si aiguisée qu’il entendait là où les autres, les sourds, se sentent en sûreté.
L’homme, courte vie, l’œuvre dite inachevée, léguée à Max Brod pour qu’elle soit brûlée. L’ami n’obéit pas ou obéit au véritable désir de Kafka. On se perd dans le labyrinthe. Deleuze et Guattari parlent d’entrées multiples dans (les lieux de) ses romans : château, hôtel, salle de tribunal. Maurits Cornelis Escher en a dessiné les plans. On ne s’y retrouve pas ou on y retrouve des endroits que l’on partage peu et qu’il nous donne à voir. Le vide et le plein, la norme et la folie si près. Le principe des entrées multiples empêche seul l’introduction de l’ennemi, le Signifiant, et les tentatives pour interpréter une œuvre qui ne se propose en fait qu’à l’expérimentation. Peut-être ça qui fait vraiment œuvre, l’invention d’une étrangeté infinie et close sur elle-même.
Dans une chronique publiée dans Tribuna le 15 août 1920, Milena Jesenská écrit Toute grande oeuvre est en soi incompréhensible et nouvelle, car l’artiste ne dit pas ce qui est mais ce qui n’est pas – et qui s’incarne par le fait qu’il le dit. Bien craché.
Évoqué ou cité aussi : Pas dans le cul aujourd’hui, Jana Černá, traduit du tchèque par Barbora Faure, La Contre Allée, 2014 et Kafka – Pour une littérature mineure, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Minuit, 1975