T comme Tripode

Tropisme

Tu as déjà tiré le portrait de Frédéric Martin, tu as déjà chroniqué quatorze livres édités par la maison, tu t’es même inquiétée parfois qu’on puisse te penser en service commandé, alors que sur cette île tu fais tout comme tu veux. Tu mentionnes rarement cette maison sans l’orner de fioritures. Tu vas jusqu’à t’excuser auprès de tes proches de la citer encore, n’assumant pas complètement ton tropisme. Son catalogue qui vient de paraître (illustration de couverture bleu nuit signée Brecht Evens, 24 pages dans un format de gazette) te fait une place (p. 16-17) et un grand plaisir. L’heure du T sonne. Sans crainte d’épuiser quoi que ce soit, sans même vraiment savoir ce que tu vas en dire, tu te lances tête baissée dans le tourbillon d’un T comme TRIPODE.

Tu n’aimes pas tout dans le catalogue du Tripode. Tu as même lu certains livres dont tu n’as rien dit sur l’île. Ils ont glissé sur toi comme l’eau sur le colvert. D’autres sont restés un temps ouverts le nez sur le plancher près du lit puis tu les as rangés, te disant qu’un jour peut-être. Tu résistes à l’appel d’auteurs phares de la maison, même si leur dos ou leur face colorée t’attire. Cela ne t’a pas empêchée d’en faire cadeau, alors que tu as pour principe de n’offrir que ce que tu as lu. 

En un soir chaud d’été, tu as écrit une chronique non publiée sur un livre non publié. Le manuscrit n’avait intéressé personne, mais bercée par l’illusion qu’il pourrait figurer au catalogue du Tripode, tu en avais produit, t’amusant à être juge et partie, un petit article réalisant ton rêve. 

Couverture du catalogue 2020

Un jour tu as reçu un message d’un auteur publié par le Tripode te remerciant de ta lecture attentive, ta finesse, etc. tu ne cites pas car c’est privé et que tu sais rester humble. À la fin, il te conseillait le livre d’un autre. Tu n’as pas tardé à le démasquer sous son pseudo en quasi anagramme, t’appuyant sur d’autres indices textuels et paratextuels contenus dans l’ouvrage. Avec le sens de la mesure qui te caractérise, tu t’es sentie dans le secret des dieux et chroniquant ce nouveau livre, tu as tenu ta langue.

Tu te souviens de ta rencontre avec Anna Boulanger, jeune illustratrice au corps frêle, et du choc à la lecture de l’absence. Elle y parle de la mort avec douceur. Paysages désertés, murs tapissés de papiers peints floraux, lames de plancher qui disent les arbres dont elles sont nées, tout un mur de livres serrés, mais tu t’arrêtes là, tu ne vas pas recommencer ta chronique. Et tu ouvres à nouveau le livre, sa mélancolie est tellement accueillante.

Tu t’es noyée dans la phrase lyrique et métisse d’Ali Zamir.

Tu te souviens d’un autre choc, Patrick da Silva disant ses pas d’Odette chez Delamain et puis celui en lisant Et filii. Tu te dis que c’est pour ça que tu lis, pour être secouée par des voix que tu ne raccroches à rien de connu. Tu te sens avaleuse de sabres, ogresse affamée d’ailleurs. Et le Tripode en compte beaucoup, c’est même pour ça qu’il existe.

Il régnait dans la chambre un silence absolu. On eût dit une tranquillité pareille à celle qui succède aux tempêtes en mer, l’envers de l’abîme qui a passé tout près. Sur le lit mis à sac, comme si on y avait cherché désespérément une chose vitale enfouie, leurs corps nus rompus de fatigue, dévastés, reposaient côte à côte, pour la première fois sur deux rivages distincts, chacun rendu à sa solitude. (…) Alors profitant de ce qu’elle dormait il se glissa sans bruit sous l’une de ses paupières et plongea dans son œil magnifique. Il nagea sous la coupole de chair diaphane et aperçut une larme qui roulait sous l’œil endormi. Quelques brasses et il se hissa dessus, elle serait son esquif. Puis à l’aide d’un cil ravi à celle qu’il aimait, il mailla un filet résistant : dans le lac abondant de son iris splendide, pareille à de riches eaux poissonneuses camouflant leur trésor, il pêcherait des mots d’amour qu’il avait devinés tout à l’heure dans ses regards mais qu’elle avait tus, et il jetterait son filet plus profond encore pour aller trouver ceux qu’elle-même ignorait. Large extrait de Sinon mourir, court texte d’Étienne Verhasselt, Les pas perdus. Plaisir et précaution de la citation. Rester collée au texte, faire entendre sa voix sans se mêler de rien, comme tendre une corbeille de fruits. Servez-vous, ils sont sucrés, juteux, acides aussi.

Sur la dernière page du Coup du lapin signé du peintre Didier Paquignon figure C’est tout pour cette fois. Tu as tellement ri en lisant ce livre terrible et beau. Tu attends la suite ou autre chose signé Didier Paquignon.

Tu te demandes si tes lecteurs se demandent si tu vas passer en revue comme ça tout le catalogue du Tripode ou simplement les quatorze titres déjà sur l’île. Tu les rassures. Tu as le sens de la mesure.

Hier quelqu’un t’a dit Méfie-toi de tes admirations. Aujourd’hui tu penses que c’est comme s’il t’avait dit Méfie-toi de ton sang, de ton coeur, de ta façon de respirer. Je vais reprendre une bouffée de Tripode. Pour la route.

2 réflexions sur « T comme Tripode »

  1. Moi, cela me fait bien plaisir de lire ta non-mesure
    je t’embrasse,
    Nathalie (celle qui lit, pourtant, pour ne pas être -trop- secouée)
  2. Ton texte est magnifique et ciselé avec passion : c’est extraordinaire de livrer une telle fougue.

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