La lucidité, José Saramago, traduit du portugais par Geneviève Leibrich, Le Seuil, 2004
J’avais essayé de le lire voici quelques années, cinq ans et demi exactement, puisque j’ai récemment retrouvé dans ses pages un chèque, non encaissé, daté du 8 août 2011. Intérêt de certains marque-pages. Je n’étais cependant pas parvenue à m’attacher à ce texte perçu alors comme ardu, froid, lisse, compact. Je l’avais choisi après l’enthousiasme de L’aveuglement (1997), dans lequel José Saramago conte la diffusion d’une mystérieuse maladie aveuglante. En quelques semaines, toute une population contaminée retourne à la sauvagerie. La lucidité est aussi une fable. Elle prend pour situation initiale le raz-de-marée du vote blanc dans une capitale lors d’élections municipales. Effet boomerang d’un vote qui produit du chaos, démocratie prise à son propre piège.
Les liens entre L’aveuglement et La lucidité sont nombreux. Titres sonnant comme les deux faces d’une même médaille, succession narrative (le vote blanc se produit quatre ans après l’épisode de la maladie aveuglante), proximité des thèmes (confrontation du libre arbitre individuel aux rouages d’une société), même réflexe du pouvoir de mettre à l’écart pour garder la main (les malades sont mis en quarantaine, la capitale blancharde est coupée du reste du pays), même référence au blanc.
Le blanc est la couleur de l’absence. C’est ce que je me suis dit en découvrant fin décembre les œuvres du peintre bosniaque, Zafet Zec au Musée de l’Hospice Comtesse de Lille (expo prolongée jusqu’au 5 février 2017 !). Lit portant la trace de ceux qui y ont reposé, corps dissimulé par un drap, hommes réduits à leur chemise. Par le blanc, Zafet Zec exhibe la disparition. L’absence devient sujet, elle occupe le devant de la scène. Massif, le vote blanc devient revendication. Il revêt un sens politique que la démocratie lui refuse habituellement.
L’autre référence au blanc qui me vient c’est bien sûr celle du Carré blanc sur fond blanc de Kazimir Malevitch (1918). Créée un an après la révolution russe, libérée de la tentation figurative, couleur pure, l’œuvre ouvre sur un infini. Elle est pour son auteur le degré 0 de la peinture, comme le vote blanc majoritaire pourrait représenter le degré 0 de l’expression politique. Les électeurs veulent marquer un temps d’arrêt, l’émotion pure de la surprise qu’ils créent à leurs gouvernants. Ne rien dire d’autre que leur sidération.
Comment répond le pouvoir politique dans La lucidité ? Par le soupçon de malfaisance, la violence, l’enquête idiote menée par la bureaucratie gangrenée. Il y a quelque chose de pourri au royaume de la démocratie, clame J. Saramago. Par sa prose serrée, distinguant à peine les voix des personnages de celle du narrateur, par sa distance froide, ironique et complice, l’écrivain portugais nous installe au pays de l’absurdie politique. Affranchi des contraintes de la représentation réaliste, il invente un univers régi par la peur (de mal obéir, d’exprimer au grand jour sa pensée), celui d’une démocratie attaquée dans l’un de ses fondements, la pensée librement construite sur la conscience et l’éthique.
Adoptant comme dans L’aveuglement, une démarche quasi-scientifique, J. Saramago pose une hypothèse (cécité blanche, vote blanc) et observe ce qui en découle. Minutieusement. Il analyse les conséquences, créant de la réflexion politique par l’invention littéraire. De la pluralité des personnages sans nom (désignés seulement, comme dans les contes, par leur fonction ou leur apparence physique), émerge peu à peu celui du commissaire.
Chargé de mener l’enquête dans la capitale déclarée en état de siège, au service d’un pouvoir préoccupé de sa seule durée, le commissaire change peu à peu de bord. Il rejoint le clan blanc. Qu’est-ce qui le fait basculer ? Une phrase lue dans un livre dont il a oublié le titre et l’auteur. Nous naissons et à cet instant c’est comme si nous avions signé un pacte pour toute la vie, mais un jour peut arriver où nous nous demandons Qui a signé cela pour moi. Interrogation suprême : qui en nous porte les actes que nous accomplissons ? Qui les signe ?
Se posant cette question, le commissaire avance sur la voie difficile, opaque, de la lucidité. Paradoxe de celui qui voulant voir doit accepter de ne pouvoir y parvenir. Paradoxe de celui qui voulant agir en se demandant Qui signe en lui sait que même s’il ne répond pas à la question, il avance dans la bonne direction.
Lors de sa parution au Portugal, La Lucidité a fait l’objet d’amples critiques. Le roman a souvent été perçu comme un pamphlet contre la démocratie. Son auteur s’en est expliqué à plusieurs reprises. Par nature, la démocratie doit faire l’objet de questionnements sur ses modes de fonctionnement. Par nature, la littérature invente des formes qui nous plongent, lecteurs, dans des interrogations ouvertes, diffuses. C’est l’une de ses grandes vertus. Et les expériences politico-littéraires du prix Nobel portugais ont le mérite d’ouvrir largement ce champ.
José Saramago (1922-2010) est l’auteur d’une œuvre riche : poésie, essais, théâtre et romans (notamment L’année de la mort de Ricardo Reis, 1988 ou Manuel de peinture et de calligraphie, 2000) tous publiés au Seuil.
Et voilà qu’arrive « La Lucidité » bien avant mon prochain anniversaire.