Sens de lecture

l’absence, Anna Boulanger, Le Tripode, 2016

Je ne sais pas pourquoi mais j’aime bien me rappeler ce qui m’a conduit à un livre. Je le fais parfois dans ce blog. Je le fais souvent quand je parle d’un livre à quelqu’un (je sens d’ailleurs que ça agace et qu’on aimerait bien que j’en arrive au fait, ce qui est peut-être déjà votre cas, en ce moment, mais j’ai appris à supporter mes détours et les effets qu’ils provoquent). La première fois que j’ai entendu parler de ce livre, il y a deux semaines, c’était dans une formation que j’animais sur le métier d’éditeur. J’avais proposé au petit groupe d’apprentis de choisir dans l’immensité éditoriale une couverture qu’ils trouvaient réussie et d’expliquer pourquoi. Parmi les couvertures sélectionnées, il y avait celle-ci.

Une image seulement. Comme un tombeau égyptien. Couloir avec portes ouvertes (je pense à Shining et à Barton Fink, deux films reliés par l’impossibilité d’écrire). Pas de mot. Cela m’a amusée. J’ai dit Ah, oui, comme l’album blanc des Beatles ! Je me suis alors rendue compte que mon petit groupe de 15 apprentis éditeurs nés entre 1992 et 1995 ne réagissait guère. Quelques-uns ont bien souri, poliment. J’ai remballé ma référence sixties et écouté la jeune fille expliquer pourquoi elle avait choisi cette couverture. Ce qu’elle a dit m’a donné envie du livre.

Il s’appelle l’absence, il est signé Anna Boulanger, une illustratrice rennaise. Il est très beau, délicat, subtil. Chaque page propose une illustration de forme rectangulaire, sorte de page dans la page. Une alternance s’installe. A gauche, le dessin d’un intérieur de maison dans lequel on circule au fil du livre (bouts de pièces, plancher, murs tapissés, portes ouvertes, bibliothèque, chambre). A droite, un extérieur (arbres, ciel, chemin, eau, mur). L’intérieur est à peine coloré (jaune pâle, ocre, vieil or). L’extérieur est fait de noirs d’intensité variable.

Sous les illustrations court un court texte, parlant d’une elle, absente, l’absence. Le titre apparaît en quatrième de couverture, aboutissement, révélation du secret gardé par la première de couverture. Ah, oui, comme dans les mangas ! aurais-je dû dire à mes apprentis éditeurs. Cela leur aurait plus parlé, mais cela n’a rien à voir avec le genre nippon, puisque le sens de lecture d’absence reste celui de l’alphabet latin. Le titre arrive simplement à la fin. Cela me fait penser que lorsque je l’ai commandé en mentionnant cette singularité, le libraire a commenté, sec, sans humour, Pratique !

Lire et regarder ce livre est une expérience sensible, forte. L’album est mystérieux, interrogatif. J’ai cherché dans chaque (magnifique) illustration une présence cachée, alors que la présence est ce qui est représenté, ce que nous voyons, c’est ça qui est présent. De l’absence, le texte dit à la fin Il paraît qu’à sa présence on s’habitue lentement. Il est question de deuil, de perte. La dernière image du lit blanc et du miroir couvert d’un linge blanc l’énonce.

L’alternance intérieur / extérieur décrite plus haut est une belle figuration de ce voyage régulier que nous faisons entre ce qui nous travaille, dedans, et ce que voyons, dehors. Ce balancement régulier entre notre intériorité et notre présence au monde. L’autre voyage dessiné dans l’absence se situe dans le temps.  Photographies encadrées sur les murs, tapisseries défraîchies, bouts de nature surgissant comme des souvenirs de promenades. Le présent des lieux pour se remémorer des moments passés. Album de souvenirs dont les lieux, paysages ou parties de maison d’enfance, seraient les dépositaires. Chaque image d’absence pourrait d’ailleurs être associée à un extrait de La Recherche du temps perdu.

Stanley Kubrick, les frères Coen, les Beatles, le manga et Marcel Proust qui coexistent en 666 mots, je n’y pensais pas à commençant tout à l’heure. J’ai plusieurs fois parlé d’absence dans ce blog, et puis aussi. Retrait, retraite, refus, fuite. Ici l’absence est le sujet, à la fois thème et personnage disparu. C’est le plein, la beauté de l’absence. Rien à voir avec le vide.

Née en 1983, Anna Boulanger est illustratrice (elle a étudié aux Beaux-Arts de Rennes et à l’école Saint-Luc de Bruxelles). Elle a publié plusieurs albums : Le Haret québécois (Attila, 2011) et Birds (Le Tripode, 2016). Avec Le Tripode, elle travaille sur un projet intitulé 400 coups destiné à produire en vingt ans 400 images à partir de textes littéraires. Les (très belles) illustrations d’absence sont exposées à Paris au Point Ephémère en février 2017.

2 réflexions sur « Sens de lecture »

  1. Oui, oui, c’est « Alphaville », le film de Godard, avec couloir et ouverture de portes sur quelque chose qu’on ne voit pas mais que le personnage, Lemmy Caution, voit. C’est tout l’intérêt du couloir (avec portes), à la fois lieu de passage pratique, rationnel et lieu de jonction avec de multiples possibles, réels ou imaginaires, présences ou absences.
  2. Pour la couverture… ce couloir et ces portes, les années 1980 et l’émission « Cinéma, cinémas » de Michel Boujut. Un homme parcourt le couloir et ouvre des portes, derrière chacune, c’est le contraire de l’absence, la surprise et la présence.
    je crois que la séquence du couloir vient d’un film de Jean-Luc Godard (à vérifier).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.