La littérature a horreur du vide
Georges Perec a écrit plus de 300 pages sans utiliser la lettre E. La disparition (1969) fut une audacieuse expérience littéraire, il y assouvissait, jusqu’à plus soif, un instinct aussi constant qu’infantin (ou qu’infantil) : son goût, son amour, sa passion pour l’accumulation, pour la saturation, pour l’imitation, pour la citation, pour la traduction, pour l’automatisation. De la privation, G. Perec fabrique du trop-plein. Soustrayant, il multiplie. Dans un polar aussi, la disparition d’une personne, d’un objet crée du plein, une enquête, une narration, un livre. Disparition et création, deux faces d’une même monnaie ? Examen de l’hypothèse dans D comme DISPARITION.
Il existe toute sortes de disparitions. Anodine (mes lunettes ont disparu), définitive et synonyme de mort (Georges Perec disparaît en 1982), inquiétante et mystérieuse (enlèvement, fugue), individuelle ou collective (sous les dictatures, lors des guerres). Du mot disparition en littérature, je vois trois faces : la disparition qui déclenche l’écriture, le motif littéraire qui nourrit l’écriture, et plus incertaine, celle de l’auteur lui-même, qui se dissout dans son écriture.
La mère de Marcel Proust disparaît en 1905, celle de Roland Barthes en 1977. Ce dernier explique dans la première séance de son Cours au collège de France (La préparation du roman), que chacun de ces éléments traumatiques est à l’origine d’un grand projet. M. Proust se lance dans La recherche du temps perdu en 1909. R. Barthes aspire à sa conversion littéraire. Il n’écrit pas de roman mais échafaude La préparation du roman entre 1978 et 1980. S’il n’avait lui-même disparu cette année-là, quel roman aurait écrit R. Barthes ? Aurait-il réussi à en écrire un ? Grand mystère.
Quant à M. Proust qui après la mort de sa mère n’écrit pas pendant plusieurs années, il décide d’oublier Maman, l’enterrer sous le papier, la couvrir de noms et de sensations (…). Le devenir écrivain de Proust s’est joué autour du baiser de Maman, écran nécessaire pour arrêter la mort (Michel Schneider, La mort ne dure pas, Enfances & Psy, 2/2001).
Dans les romans eux-mêmes, et pas seulement les polars, la disparition est un motif fréquent. Vue du côté des disparus ou de ceux-qui-restent, elle est source d’angoisse mais aussi de transformation, de création. Choisissant de tout quitter, Ann Hidden dans Villa Amalia (Pascal Quignard) se réinvente une vie. Budai subit sa disparition dans Epepe (Ferenc Karinthy) mais en fait aussi une quête hyperactive, linguistique et existentielle.
Dans le cas de Dora Bruder, la disparition est à la fois déclencheuse d’écriture (Patrick Modiano explique qu’en feuilletant de vieux journaux, en 1988, il tombe sur l’avis de recherche d’une jeune fille, paru en 1941) et matière du roman (partant sur les traces de Dora Bruder, il fait surgir sa propre histoire). Dans D’autres vies que la mienne, Emmanuel Carrère se lance dans le sauvetage de survivants à différents malheurs (tsunami, maladie, accident). Recueillant leurs paroles, il tente de les arracher au vide, fabrique un texte qu’il leur donne à relire. Le projet de roman et le roman lui-même deviennent compensations, dépassements de la disparition des êtres aimés.
Déclic (durant plus de trois ans chez M. Proust mais c’est proportionnel à l’œuvre produite) ou motif littéraire, la disparition donne lieu à une recherche, une enquête, une écriture. Elle laisse des traces. Le moins créé par la disparition ne peut rester en l’état. Il faut combler le trou. Sur le manque, une édification s’impose.
Mais la facette la plus étrange de la disparition, la moins facile à saisir, si je peux dire, c’est celle de l’auteur lui-même. Pas sa mort physique mais la disparition de l’être qui écrit dans ce qu’il écrit, sa dilution. C’est Flaubert qui part à la recherche de l’impersonnalité. Se retirer de son texte nécessite un travail long et douloureux dont il se plaint régulièrement dans sa correspondance. La disparition de l’auteur est tout le contraire d’une muse qui serait le langage même ; elle est le point de fuite de l’écriture, non son point de départ ; elle n’est jamais finie, mais toujours à recommencer, explique Antoine Compagnon (Fabula, 10e leçon).
C’est Samuel Beckett qui se dissout dans L’innommable, texte touffu, débridé qui débute ainsi Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser. Appeler ça des questions, des hypothèses. Son écriture agit sur lui comme un acide. Elle court, elle court, comme si elle seule savait où elle allait. Largué, l’auteur.
Barthes, encore (La mort de l’auteur, 1968). Dès qu’un fait est raconté à des fins intransitives, et non plus directement pour agir sur le réel, c’est-à-dire finalement hors de toute fonction autre que l’exercice même du symbole, ce décrochage se produit, la voix perd son origine, l’auteur entre dans sa propre mort, l’écriture commence. L’auteur disparaît, le lecteur apparaît. Entre les deux, l’écriture, comme trace d’une disparition et d’apparitions multiples, celles de toutes les interprétations nées d’un texte orphelin.
J’ai commencé par citer G. Perec, j’y reviens. L’auteur de W ou le souvenir d’enfance a perdu, enfant, ses parents (père mort au combat en 1940 et mère déportée à Auschwitz). D’eux (entendre la lettre E), il dit J’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie.
Par ordre d’apparition : La disparition, Georges Perec (Denoël, 1969), La préparation du roman, Roland Barthes (Seuil, 2015), La recherche du temps perdu, Marcel Proust (Quarto Gallimard, 1999), Villa Amalia, Pascal Quignard (Gallimard, 2006), Epepe, Ferenc Karinthy (Zulma, 2013), Dora Bruder, Patrick Modiano (Gallimard, 1997), D’autres vies que la mienne, Emmanuel Carrère (POL, 2009), L’innommable, Samuel Beckett (Minuit, 1953/2004)