Et si j’écrivais un roman américain ?

La disparition de Jim Sullivan, Tanguy Viel, Minuit, 2013

Portrait du chanteur Jim Sullivan (1940 – 1975) dormant avec son chien

Publié depuis 1998 aux Éditions de Minuit (maison dont la production littéraire est particulièrement homogène et d’une certaine façon, française, je sais que c’est un peu raccourci, mais j’y reviendrai au besoin dans un commentaire), Tanguy Viel annonce d’emblée qu’il a envie d’écrire un roman américain. Le professeur de littérature comparée à l’université de Paris-Sorbonne qui sommeille en vous, se demande peut-être ce que cela peut bien vouloir dire écrire un roman américain quand on est français. Enquête.

Nous voilà donc embarqués dans le bateau de l’écrivain qui a une idée d’écrivain, nous en fait part et la réalise tout en la commentant. Le film et le making off sont superposés, entrelacés. Le film, ce serait l’histoire du malheureux Dwayne Koster fan de Jim Sullivan (ce chanteur mystérieusement disparu en 1975 au Nouveau Mexique, la thèse de l’enlèvement par des extraterrestres ayant été écartée), quitté par sa femme et lancé dans une dangereuse histoire mafieuse. Le making off, ce serait l’histoire d’un narrateur, nommons-le pour simplifier Tanguy Viel, nous expliquant comment il s’y prend pour écrire son roman américain (que j’appellerai ici RA). Plusieurs traits sont répertoriés.

Le premier est d’ordre économique. Un RA, c’est forcément un roman international, autrement dit un roman traduit dans toutes les langues et que l’on trouve dans beaucoup de librairies. En effet, explique notre auteur né à Brest (je glisse ça parce que ça explique peut-être son tropisme ultra-atlantique), les Américains ont un avantage troublant sur nous : même quand ils placent l’action dans le Kentucky, au milieu des élevages de poulets et des champs de maïs, ils parviennent à faire un roman international. Nous abordons là le deuxième trait, spatial, du RA. Autrement dit, un RA, avec extension internationale intégrée, est un roman qui se passe… aux États-Unis. Le Montana, New York, la Californie ou le Michigan sont des lieux de choix pour en installer l’action. Ici, le point de départ, c’est Detroit.

« La mort aux trousses », film américain d’Alfred Hitchcock, avec Cary Grant dans le champ de maïs, 1959

Troisième trait du RA, un des personnages principaux est professeur d’université, souvent à Yale ou à Princeton, en tout cas, un nom qui résonne dans le monde entier. Et qu’enseigne notre héros, Dwayne Koster ? La littérature américaine, bien sûr. Alors là, c’est l’avalanche des références : Philipp Roth, Joyce Carol Oates, Alice Munro, John Irving, parmi les plus célèbres, ont écrit des romans américains.

Un des ingrédients majeurs de La disparition de Jim Sullivan est le cliché. Coïncidence, j’ai lu ce roman entre l’écriture de C comme cliché et celle, en cours (scoop ou teaser comme vous voudrez), de D comme disparition. Le roman de T. Viel ressemble à un subtil tissu de clichés, passages obligés, de toutes les images qui nous viennent assez vite quand on pense aux États-Unis. En vrac : le campus avec pelouse très verte, la serveuse avec sa cafetière à la main, la voiture (dont la marque est forcément citée : ici, une Dodge Cornet 1969) qui fonce sur une route rectiligne bordée de motels installés en plein désert, la ténacité d’un agent du FBI, l’arrivée du Mayflower en 1652 sur la côte Est que tout collégien français a abordée via un texte proposé par son manuel d’anglais. C’est un peu comme si T. Viel avait fait un film de nos images. Ce faisant, il ajoute un élément essentiel, la distance. Celle du narrateur qui empêcherait le lecteur de plonger tête première dans la fiction, le laisserait au contraire sur le bord de la piscine ou du grand lac, puisque nous sommes dans le Michigan.

Il rassemble, relie, manipule les clichés de représentation des États-Unis et fait de l’écriture du roman un jeu de construction à ciel ouvert. Si j’étais un vrai romancier américain, c’est sûr que j’en aurais profiter pour raconter dans le détail la vie de Ralph Amberson [ami de Dwayne], toutes ces années passées dans l’Arkansas ou le Dakota du Sud, parce que là, oui, il y aurait eu de l’Amérique en barre, celle des vieux fusils dans les coffres des pick-up et les John Deere [marque de machines agricoles, je vous fais profiter de ma recherche] abandonnés sous les préaux, celle des vaches nocturnes du Kansas et les sauterelles de Iowa qui déchirent les rideaux de blé, sans parler de toutes ces maisons solitaires posées là dans la plaine comme devant l’océan, encaissant les tornades dans la chaleur de juillet. Et là, une autre avalanche : Jim Harrison, Jack London ou vivant, David Vann.

« Woodward Avenue », Detroit, photographie extraite de l’ouvrage « The ruins of Detroit » (Yves Marchand et Romain Meffre, 2010)

Ce faisant aussi, T. Viel retourne le rêve américain comme un gant. Dwayne Koster, fut professeur de littérature, mais sombre dans l’alcoolisme et le banditisme anti-américain. Detroit fut un des berceaux du capitalisme industriel au début du XXe siècle mais devient au début du XXIe, symbole de la crise financière, ville parmi les plus pauvres et les plus dangereuses des États-Unis.

Ce faisant enfin, à force d’insister sur l’idée que le narrateur va inventer un roman américain, on y entre et on oublie qu’on nous raconte que c’est un roman américain. Force de la fiction, de l’histoire qui happe. On entre dans la tête de ce pauvre Dwayne, résolument fêlé, et on le suit jusqu’au désert du Nouveau Mexique, en fuite, comme son prédécesseur, Jim Sullivan. Si ce dernier a bizarrement disparu, il a réellement existé. Le chanteur qui donne son titre au roman, devient figure symbolique d’une réalité déclencheuse de fiction.

Et alors finalement, ce roman américain, il existe ?  Prétexte au lancement d’une écriture, la question permet surtout à T. Viel de se délester de références littéraires et cinématographiques aimées, pour construire dessus, un roman, qui à la différence des routes américaines, est riche de boucles intérieures mêlant de façon très imbriquée, ironie et lyrisme.

Né à Brest en 1973, Tanguy Viel a écrit sept romans dont Le Black Note (1998), Cinéma (1999), Article 353 du Code pénal (2017), tous parus aux Éditions de Minuit.

Une réflexion sur « Et si j’écrivais un roman américain ? »

  1. Un vrai plaisir, réjouissante habileté de Tanguy Viel qui parvient à construire un roman américain en prétendant déconstruire ce « genre ».

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