A comme alphabet

À tout seigneur tout honneur

Aphabet fantaisie, XVIe siècle

Les sujets du concours d’entrée à la Femis (l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son) viennent de tomber. Cette année, les trois mots pour l’épreuve du dossier personnel d’enquête sont, au choix, promesse, rideau, sourire. Des travaux de quelle commission, peut-être passionnée, sortent ces sujets ? De quoi sont faits les débats ? L’idée de partir d’un seul mot pour créer me fascine. Preuve que les mots se tiennent entre eux, que chacun est capable d’en tirer d’autres, porteurs d’idées, d’émotions, de références culturelles. Sorte de démultiplication des pains, de bombe à fragmentation, d’éclosion du multiple. Un devient plein. Cela m’a donné une idée de nouvelle chronique pour ce blog, que je pense mener de A à Z, en commençant par… le début. Alors, à tout seigneur tout honneur : A comme ALPHABET. 

Alphabet donc. Deux mères nourricières connues, le latin pour l’étymologie (du bas latin alphabetum) et le grec (alpha et bêta, noms des deux premières lettres grecques). Mon Nouveau petit Robert qui date quand même de 1996, énonce Système de signes graphiques (lettres) servant à la transcription des sons (consonnes, voyelles) d’une langue. D’accord, mais d’où viennent ces noms et pourquoi cet ordre ? Là, même Alain Rey cale. Pas tout à fait quand même. Quelque chose se produit donc aux alentours du IIe millénaire avant J.-C. du côté des Sumériens qui inventent des signes-consonnes relayés ensuite par les Phéniciens puis les Grecs qui s’occuperont des voyelles. Quant à l’ordre, là aussi notre expert national amoureux des mots, n’est pas formel, mais on le devrait en partie aux Égyptiens qui classaient leurs hiéroglyphes en séries d’objets. Le premier était le bœuf (aleph), le deuxième la maison (beth), le troisième le chameau (gimel), etc. qui se sont transformés en alpha, bêta, gamma… chez les Grecs puis A, B, C… chez les Romains. Nous en sommes restés là.

Alphabet comique Hotch Potch, 1782

Dans Penser, classer, Georges Perec qualifie l’ordre alphabétique d’arbitraire, inexpressif donc neutre. Mais, ajoute-t-il très vite, sans doute suffit-il qu’il y ait ordre pour qu’insidieusement la place des éléments dans la série se charge, tôt ou tard, peu ou prou, d’un coefficient qualitatif. Les exemples sont nombreux : films de série B voire Z (même si on ne parle pas de films de série A), notation scolaire (A est toujours mieux que B) ou non (AAAAA, pour la qualité gustative de l’andouillette ou simplement AAA pour celle, financière, d’une entreprise, d’un État ou d’une collectivité locale).

L’exemple des noms donnés aux séries du lycée en France est intéressant. En 1902 est créé un premier bac préparé en deux ans qui, réussi, ouvre la voie au second préparé en un an. Quatre séries coexistent : A (latin-grec), B (latin-langues), C (latin-sciences) et D (langues-sciences). Compte tenu de l’importance donnée à l’époque à l’enseignement des deux langues nourricières citées plus haut, l’ordre choisi, tout alphabétique qu’il est, n’est pas neutre. Il a perduré jusqu’en 1993, année de création des séries L, ES, S et de la myriade de séries technologiques. Étonnant que l’appellation initiale ait survécu après le déclassement social de la filière littéraire, considérée dans les années 1970-80 comme prisée soit des vrais littéraires (minoritaires) soit des je-m’en-foutistes. C’est le bon côté des changements tardifs de nom, ils agissent comme les grands prêtres gardiens d’une origine.

Paul Klee, « Jadis surgi du gris de la nuit », aquarelle, plume et crayon sur papier, 1918, Kunstmuseum de Bern

Il existe un endroit dans lequel l’ordre alphabétique est à la fois neutre, pratique et incontesté, le dictionnaire. Fascination pour le dictionnaire. Évoquant dans Les mots la bibliothèque de son grand-pèreJean-Paul Sartre écrit mais le grand Larousse me tenait lieu de tout.

Fascination pour l’enchaînement des mots dans les pages d’un dictionnaire. Inévitable coq à l’âne, même si je ne peux m’empêcher de voir des liens de cause à effet : delirium tremens, délit. Parfois les liens sont impossibles : diplômer, diplopie, diplopodes. J’apprends que ces derniers constituent un ordre d’arthropodes myriapodes et que la diplopie est le fait de voir double. Au lieu du banal « L’abus d’alcool est dangereux », pourquoi ne pas tenter « En cas d’abus, risque de diplopie », à la fois instructif et intriguant ? Plus loin encore, sans-abri est suivi de sans-cœur lui-même suivi de sanscrit, sans-culotte et sans-emploi. Des mots isolés, rattachés à d’autres, ceux qui les définissent, ceux à côté desquels ils figurent dans la page. Certains liens s’imposent du fait d’une racine commune (médiocratie, médiocre). Parfois, les mots se succèdent sans lien étymologique, mais sont facilement mis dans le même sac. Pataphysique, patapouf, pataquès évoquent le rigolo.

Le plaisir des mots commence par leur écoute. Dans La gloire de mon père, Marcel Pagnol le raconte : J’adorais grenade, fumée, bourru, vermoulu et surtout manivelle : et je me les répétais souvent, quand j’étais seul, pour le plaisir de les entendre. Les mots qui fascinent sans qu’on en comprenne le sens, encore. Sensibilité aux sons seuls. Moi par exemple. Enfant, j’ai longtemps entendu à la messe « caca mundi » au lieu de « pecata mundi ». Le péché du monde, non son caca, ou alors au sens figuré. Mais bon, j’avais des excuses, le latin n’était pas ma langue maternelle et je n’en apprenais que des bribes chantées, le dimanche, grâce à un vieux prêtre nommé l’abbé Payen (si, si !). Cela a d’ailleurs longtemps entretenu chez moi une autre confusion lexicale.

Mais bon, n’ouvrons pas trop de portes. Il reste 25 chroniques à écrire, largement de quoi glisser de temps à autre, sans abuser, une petite anecdote personnelle qui éclairera le propos. Une autre (porte) quand même, importante, elle vaut le coup. Aleph, titre d’un conte de Jorge Luis Borges. Le narrateur rend visite aux père et cousin de sa bien-aimée disparue, chaque jour anniversaire de sa mort. Le cousin est (mauvais) poète et a besoin de sa maison (en passe d’être démolie) pour écrire car elle contient un Aleph. Oui, le lieu où se trouvent sans se confondre tous les lieux de l’univers, vus de tous les angles, explique le cousin au narrateur Borges. Aleph, à la fois première lettre de l’alphabet et symbole du tout par une de ses parties. Convergence du point et du tout, du mot et de tous les autres. Quelque chose de cosmique qui me ramène à l’idée d’origine.

L’Aleph d’Internet, Web Art Concept (Borges et internet), extrait du Blog de Arturo, http://arturo.over-blog.com/article-21713182.html

L’alphabet et son ordre fixé par une convention millénaire, sont aussi symboles de début (le b.a.-ba). L’alphabet est sésame de la lecture et de tout ce qu’elle ouvre. Toujours dans Les mots, le petit Jean-Paul fait semblant de lire un livre, en suit les lignes avec attention. Je me racontais une histoire à voix haute, en prenant soin de prononcer toutes les syllabes. On me surprit – ou je me fis surprendre -, on se récria qu’il était temps de m’enseigner l’alphabet. Sourire. Promesse. Rideau.

Par ordre d’apparition : Alain Rey, Dictionnaire amoureux des dictionnaires (Plon, 2011) ♦ Georges Perec, Penser, classer (Seuil, 2003) ♦ Jean-Paul Sartre, Les mots (Gallimard, 1964) ♦ Marcel Pagnol, La gloire de mon père (De Fallois, 2004) ♦ Jorge Luis Borges, L’aleph (Gallimard, 1967)

2 réflexions sur « A comme alphabet »

  1. Aleph Beth Gimel, c’est les premières lettres de l’alphabet hébraïque, mais donc c’est aussi le mot hébreu pour les hiéroglyphes boeuf maison chameau ? c’est bien ça ? (oui je pourrais sûrement aller vérifier en cherchant sur internet mais la paresse est toujours bonne conseillère…)

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