Mais qui peut bien s’intéresser au Biafra ?

L’autre moitié du soleil, Chimamanda Ngozi Adichie, traduit de l’anglais (Nigeria) par Mona de Pracontal, Gallimard, 2008

Drapeau de l'éphémère Biafra (1967-70)
Drapeau de l’éphémère Biafra (1967-70)

Chimamanda Ngozi Adichie aime rappeler les nombreux refus essuyés lors de l’envoi de son premier manuscrit aux agents littéraires. Mais qui pouvait bien s’intéresser au Nigeria ? L’hibiscus pourpre finalement paru en 2003 a été suivi de deux autres romans et d’un recueil de nouvelles. Ces textes ont été traduits en plus de trente langues et le dernier roman (Americanah, Gallimard, 2015) a consacré l’auteur nigériane.

L’autre moitié du soleil se situe dans les années 1960. Fraîchement indépendant (1960), le Nigeria est secoué de tensions qui aboutissent à la sécession du Biafra (1967). L’indépendance biafraise pour laquelle se bat l’ethnie ibo, dure trois ans. Famine et guerre civile causent plus d’un million de victimes. En 1970, le Nigeria retrouve les frontières tracées par la décolonisation britannique.

D’origine ibo, C. N. Adichie, est née en 1977. Elle n’a pas vécu ces événements. Ses deux grands-pères en sont morts, plusieurs de ses proches se sont battus, elle a recueilli des témoignages et s’est largement documentée. Comment choisit-elle d’écrire cette guerre qui l’a précédée ? Comment se l’approprie-t-elle ?

La romancière a un grand talent pour créer et faire évoluer ses personnages. J’ai retrouvé le plaisir de lectures adolescentes où, plongé dans une saga familiale, on se tient au plus près des personnages. Quels que soient leurs actes, on est à leurs côtés. Avec eux, on traverse tout.

Personnage masculin central du roman, Ugwu, est un boy venu de son village pour servir un jeune chercheur en mathématiques, Odenigbo, installé dans une ville universitaire. Chez son maître, il s’ouvre au monde. Avec ses encouragements, Ugwu retourne à l’école, découvre ce qui façonne et détruit son pays, et l’écrit. Son projet de livre, intitulé Le monde s’est tu pendant que nous mourions, est dévoilé par courts fragments tout au long du roman. C’est la voix de celui qui écoute, collecte les témoignages, les histoires. C’est une mémoire du pays depuis le début de la colonisation. C’est la voix du documentariste que la romancière préfère isoler dans le roman (l’écriture d’Ugwu est discrète, le personnage lui-même apparait essentiellement comme un être qui regarde).

Les quatre autres personnages principaux se battent aussi pour la cause biafraise. Chacun avec ses armes. Ils forment deux couples très amoureux, Olanna et Odingbo, Kainene et Richard. Les femmes sont deux sœurs jumelles ibos. Elles ne se ressemblent pas. L’une panse et dépasse ses blessures, l’autre s’y accroche. Les deux sont étonnamment vivantes.

Soldat ibo pendant la guerre du Biafra (1968). © Don McCullin
Soldat ibo pendant la guerre du Biafra (1968). © Don McCullin

Olanna se révèle dans la guerre. Traumatisée par des scènes de meurtres, elle parvient à déployer une grande énergie pour agir et préparer l’après (elle donne des cours d’anglais dans un camp de réfugiés). Odenigbo est un homme d’idées. C’est une voix fière et cultivée. Je suis nigérian parce que l’homme blanc a créé le Nigeria et m’a donné cette identité. Je suis noir parce que l’homme blanc a construit la notion de noir pour la rendre la plus différente possible de son blanc à lui. Mais j’étais ibo avant l’arrivée de l’homme blanc. La guerre semble cependant avoir raison de lui. Après la disparition de sa mère, il perd ses forces militantes, passe de plus en plus de temps à boire.

Dans l’autre couple formé par Kainene et Richard, on retrouve cette même ligne entre une femme dans l’énergie de l’action (femme d’affaires, elle est ensuite responsable d’un camp de réfugiés) et un homme qui préfère la réflexion. Richard essaie d’écrire. Journaliste britannique, il est passionné par les découvertes d’Igbo-Ukwu, site en pays ibo attestant d’une civilisation raffinée datant du Xe siècle. Il tâtonne, enquête sur le sens de ces découvertes tout en cherchant à faire, à partir de là, œuvre littéraire. Le manuscrit s’écrit péniblement. Perdu, détruit, caché pendant la guerre, il fait figure de texte impossible. Comme si cette histoire ne pouvait pas s’énoncer de l’extérieur. Richard deviendra peu à peu correspondant de guerre et tentera, avec ses articles, d’intéresser le Royaume-Uni au combat biafrais.

La diversité d’origines, de postures et d’actions des personnages permet de représenter la guerre. On ne la voit pas directement. Elle est racontée par un témoin, commentée, montrée dans ses effets (la nécessité de s’organiser, la fuite, le repli sur soi, la trahison).

Cette pluralité de regards et de voix recoupe d’autres pluralités, celle des langues (l’anglais plus ou moins bien parlé, les dialectes communautaires), celle des croyances (superstitions, rites) et des modes de pensée.

Alliant ce foisonnement identitaire et culturel à la richesse de sa narration, C.N. Adichie rend compte de la singulière pluralité du Nigeria. Passionnant.

Née en 1977 au Nigeria, Chimamanda Ngozi Adichie a écrit deux autres romans, L’hibiscus pourpre (Anne Carrière, 2004),  Americanah (Gallimard, 2015), et un recueil de nouvelles (Autour de ton cou, Gallimard, 2013).

2 réflexions sur « Mais qui peut bien s’intéresser au Biafra ? »

  1. Mon regard sur la guerre du Biafra va changer, grâce à Chimamanda Ngozi Adichie et grâce à Isabelle Louviot passeuse de livres. Il faut quand même que je termine d’abord le fantastique roman de Ken Kesey, dont les pages mêlent tourments du fleuve et des personnages…

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