À moi seul bien des personnages, John Irving, traduit de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun et Olivier Grenot, Le Seuil, 2013
Le titre est déjà une belle invitation. John Irving a puisé à la source. Richard II, Shakespeare. Je joue donc à moi seul bien des personnages / Dont nul n’est satisfait. Invitation au théâtre, au jeu des personnages et aux questions qu’ils tirent avec eux, l’identité, le jeu intime et social entre les êtres, le désir, la frustration et la représentation de tout cela par l’écriture.
Narrateur et personnage principal du roman, Billy découvre trois choses à l’adolescence : la lecture, sa vocation d’écrivain et sa bisexualité. Né d’un père qu’il a entraperçu un jour et d’une mère qui ne lui en a pas dit grand-chose, Billy est élevé par un clan familial. Nous sommes dans le Vermont des années 50. Sa mère a la bonne idée de prendre pour compagnon, Richard, enseignant d’histoire du théâtre, à la Favorite River Academy où Billy est scolarisé. Richard sera un de ses initiateurs à la lecture et au théâtre. Le roman se déploie jusqu’à ce que Billy atteigne la cinquantaine. Toute sa vie, ses quêtes resteront reliées à son adolescence.
Créer un personnage central séduisant, touchant, audacieux, à la fois attiré par les hommes et les femmes, a l’avantage d’ouvrir largement le champ des possibles et des réflexions. Billy grandit dans un environnement partagé entre la réprobation honteuse de l’homosexualité (sans parler de la bi, complètement incompréhensible) et le soutien apporté à ses choix individuels qui s’esquissent. La famille est en tension entre les secrets que force peu à peu le jeune homme et les déballages qui animent régulièrement la maison, parfaitement rendus par des dialogues hilarants. Billy grandit, s’impose peu à peu, par ses découvertes littéraires, ses premières discussions et expériences sexuelles.
J. Irving affirme le droit de chacun à choisir et vivre sa sexualité, son sexe, socialement et intimement (plusieurs personnages transsexuels sont importants et attachants). Le romancier montre une évolution sociale lente, heurtée (notamment avec l’apparition du sida) mais réelle des années 50 à nos jours. Observateur, il l’explore et la soutient. Romancier passionné de théâtre, il la dépasse. La question du masculin et du féminin est régulièrement posée dans l’attribution des rôles au sein de la petite troupe d’amateurs guidée par Richard. Le grand-père aime jouer les femmes mûres. La jeune Elaine, voix forte et petits seins, endosse des rôles masculins. La question du masculin et du féminin explose.
Exposer un monde ainsi décloisonné (passage d’un sexe à l’autre, choix d’une sexualité non figée) rend compte de notre mixité intérieure. C’est une façon de dire le côtoiement, en nous, du masculin et féminin. Coexistence plus ou moins équilibrée, plus ou mois pacifique, elle guide nos actions, oriente nos représentations du monde.
L’autre question centrale du roman est celle du travestissement. Que dit-on ? Que cache-t-on ? A qui ? Pourquoi ? Aidé de son amie Elaine, Billy mène son enquête sur des secrets soigneusement entretenus (sur son père, sur Miss Frost, la séduisante bibliothécaire ou sur le redoutable Kittredge). Au-delà du procédé créant une addiction à la lecture, l’enquête est parabole de l’écriture. Qu’est-ce que l’écriture si ce n’est cette tentative continue, incertaine, résolue, de lever des secrets, de reconsidérer les apparences, pour les dénoncer ou les recréer ?
Billy et Elaine deviennent tous deux écrivains et experts dans l’art de la dissimulation, la transformation, qu’ils se sont pourtant attachés à dénoncer depuis l’adolescence. La seule différence c’est que désormais, ils choisissent ce qu’ils souhaitent travestir et auprès de qui.
Le roman foisonne de personnages, de traits d’humour féroce et de références à la littérature (G. Flaubert, C. Dickens, J. Baldwin) et au théâtre (H. Ibsen, W. Shakespeare, T. Williams). La fiction s’insère dans la fiction, l’éclaire, la soutient. Une générosité inventive et drôle agite le roman.
Rien de ce qui m’est arrivé n’est sacré, je peux donc tout altérer, confiait J. Irving à un journaliste cherchant à établir des liens entre vie et œuvre du romancier (L’Express, avril 2013). J’aime cette définition de l’écriture.
Né en 1942, John Irving, après avoir été tenté par une carrière de lutteur, devient romancier. Il est l’auteur d’une quinzaine de romans dont les fameux L’Hôtel New Hampshire (Le seuil, 1982) et Le Monde selon Garp (Le Seuil, 1980).
Je me dis que si l’auteur n’a pas pu s’empêcher de revenir encore là-dessus, c’est que c’est un point dur pour lui ou pour elle, que ça doit bien dire quelque chose. Des fois cela ne dit rien de plus qu’une répétition qui ennuie, des fois, c’est une obsession qui dit une profondeur.
À lire ton article sur « À moi seul bien des personnages », je constate que John Irving travaille toujours quelques uns de ces thèmes… 35 ans après… Une belle illustration de la «politique des auteurs».
PS: il existe aussi une sculpture d' »Hermaphrodite » par François Milhomme (1758-1823) que j’avais découverte au palais des Beaux-arts de Lille.