Le guetteur, Christophe Boltanski, Stock, 2018
Faire le portrait d’une mère morte à laquelle on n’a finalement prêté que peu d’intérêt, surtout à la fin. Culpabilité, plaisir de donner naissance par ses propres mots à celle qui nous a donné naissance, curiosité née de découvertes posthumes, envie de prolonger une entreprise d’écriture maternelle avortée… Christophe Boltanski a sûrement été guidé par un peu tout ça. Et puis, il y a un truc dans cette famille, c’est la famille justement. Plusieurs membres sont connus, le père, Luc, sociologue adepte un temps de Bourdieu, l’oncle, Christian, plasticien. Et la famille qui est un thème de création pour Christian, travaillant sur la mémoire, l’autobiographie, pour Christophe, auteur de La cache, histoire de cette famille Bolt, son caveau d’encre et de papier. L’inépuisable de la famille.
Elle flottait de l’autre côté de la table, dans une transparence muette. De retour de l’étranger, je la revoyais pour la première fois depuis presqu’un an et je ne la voyais pas. Mon cerveau refusait de la reconnaître. J’essayais en vain de l’appréhender. Je ne percevais qu’une forme floue, cotonneuse, une vague silhouette. Je me trouvais non pas en face d’une inconnue mais d’un spectre. Tout au long du texte, Françoise, la mère, la femme qui se dessine a quelque chose de spectral. Elle n’accroche pas la lumière, semble se dissoudre, malgré ses excentricités, son militantisme, elle disparaît dans la fumée d’une gauloise toujours allumée. Le défi de Christian sera de dessiner ce fantôme.
Pour cela, il reconstitue, interroge des voisins, se souvient, lit des écrits maternels, observe les lieux où elle a vécu, fouille les archives du ministère de l’Intérieur (elle a milité pour l’indépendance algérienne). Journaliste de sa mère, C. Boltanski fait alterner scènes reconstituées et leur inévitable fiction, rapports d’enquête sur le terrain et souvenirs de fils.
Je lis presque toujours un crayon à la main. De temps en temps, un trait vertical dans la marge, plus ou moins long. Ce qui m’intrigue, me plait dans l’écriture, une idée, une résonance, une référence, ce que je ne comprends pas. Le livre terminé, je parcours le sentier de graphite. Dans Le guetteur, il est fait des tensions maternelles, entre retrait du monde et combat pour en dénoncer les injustices, entre rêverie solitaire et hargne, hostilité à l’égard de certains, mu(r)ée en paranoïa. Et quelque chose demeure en fil courant sur la vie de Françoise, une vocation à l’immobilité. Elle demeurait avec ses bouquins et son café au lait, sur la loggia en bois, suspendue au-dessus de la grande pièce, presqu’invisible des barreaux de la rambarde, elle n’en bougeait pas. D’abord jeune et indolente, pareille à une princesse endormie, plongée dans des langueurs orientales, puis, stagnante, macérant dans son jus. Et enfin sédimentée au fond de son pieu, jusqu’à ne plus former qu’un bloc blafard, statufiée, tel un gisant sur sa tombe de marbre.
Je me suis demandé ce qui justifiait pour C. Boltanski un tel portrait, un livre. Non parce que Françoise n’a eu aucun destin étonnant, il suffit de lire Vies minuscules de Pierre Michon, mais parce que ce qui le relie à elle ne paraît pas imposer l’écriture. Le lisant, j’ai plusieurs fois pensé qu’il avait dû être découragé, tant sa gesticulation de peintre post-mortem dessine une figure fuyante, close, absente bien avant sa mort. Jusqu’aux archives de la préfecture de police de Paris, série H, celle des événements. Ils étaient tous présents… mais pas ma mère.
Françoise aimait les polars. Tout la rattachait au roman noir, à un univers noir, à une littérature qui vise moins à résoudre une énigme qu’à montrer la noirceur de la société. Son rejet de l’ordre établi, son caractère atrabilaire, son pessimisme foncier la portaient naturellement vers des auteurs qui s’appliquent à dépeindre des villes pourries, des mondes dominés par des salopards, où le héros ne peut compter sur personne et ne vaut en général pas mieux que les autres. Elle avait commencé à en écrire plusieurs, quelques pages seulement à chaque fois. L’un d’eux titré La nuit du guetteur portait en exergue l’extrait d’Apollinaire l’ayant inspiré, Et toi mon cœur pourquoi bas-tu comme un guetteur mélancolique, j’observe la nuit et la mort. Un personnage principal, un guetteur, une ombre, désir mal défini et menaçant. Françoise dans sa vie réelle, si on peut dire, s’était sentie à la fin guettée, espionnée, poursuivie. Ses écrits en attestent. Elle-même avait dû guetter, militante de la cause algérienne, puis bien plus tard, par l’intermédiaire d’un détective privé qu’elle embaucha pour une sombre histoire de voisinage. Croyance dans les signes, interprétations des bruits. Même les paranoïaques ont des ennemis, disait Golda Meir citée par C. Boltanski.
Pas besoin d’attendre la fin du texte pour comprendre que ce qui s’est imposé pour le fils face à cette mère c’était de la guetter. Une relation, si on peut dire, faite de cette tension-là, l’observation jouissive et (donc) jamais satisfaite. Sorte de vice, une angoisse transmise de mère en fils. Je pense au Poirier sauvage, le dernier film de Nuri Bilge Ceylan. Le père et le fils se parlent peu, et ce qui se transmet entre eux est une peur de la mort, du suicide. Dans deux scènes qui se font échos, chacun imagine l’autre pendu. Sans les mots, l’angoisse, l’obsession ont trouvé leur passage entre les générations. C’est peut-être cela dont cherche à se délivrer Christophe, les laissant à Françoise, lui créant cette sépulture qui l’expose et la clôt, comme on peut clore une mère.
Né en 1962, journaliste, chroniqueur, Christophe Boltanski a publié plusieurs essais sur le Moyen-Orient et La cache (Stock, 2015).