Le roi vient quand il veut – Propos sur la littérature, Pierre Michon, Albin Michel, 2016
Certains livres effectuent un trajet incertain avant de m’arriver. J’entends un titre, le note dans un carnet, sur mon téléphone. Il revient à nouveau, je vois une couverture sur une table ou dans un rayon de librairie, quelqu’un m’en parle, un proche, une voix à la radio ou dans un autre livre. Des petites touches. Pas de véritable volonté encore, de me laisser approcher par ce livre, cet auteur. Une mise à distance nécessaire, le temps d’une attente. Comme le dit R. Barthes (Fragments d’un discours amoureux) à propos de l’être aimé ou à aimer. Il y a une scénographie de l’attente : je l’organise, je la manipule … l’attente est un enchantement : j’ai reçu l’ordre de ne pas bouger. Jusqu’au jour où ça y est, c’est le moment, je vais entrer dans le livre.
C’est ce petit scénario-là qui s’est joué avec Pierre Michon, nom croisé plusieurs fois, de loin. Une fois enregistré, j’ai eu l’impression de ne plus voir que lui. M’approchant un peu plus, je découvre dans un blog Je hais Pierre Michon !!! Je cherche dans l’article le sens de l’audacieuse exclamation et comprends que Nébal le bloggeur hait Pierre Michon parce qu’il écrit trop bien. Et quand en librairie, je vois Le roi vient quand il veut – Propos sur la littérature, je me dis que le livre lui-même me délivre l’ultime message. Le temps est venu de le saisir.
Pierre Michon est né en 1945. Son premier livre, Vies minuscules est publié en 1984. Une série de huit textes relativement brefs, huit vies qui ont tourné autour de la sienne et avec lesquelles il s’est fabriqué une sorte d’auto-biographie distendue. Dans L’art et la formule, Jean-Yves Pouilloux consacre un chapitre à P. Michon et à sa façon singulière de raconter des vies. Je cite largement J.-Y. Pouilloux car lui aussi écrit trop bien. C’est là qu’il devient nécessaire d’inventer une façon de dire qui se mesure à l’opacité du tissu familial, une façon de dire qui lutte contre les représentations conventionnelles clairement dessinées. Car ce qu’on rencontre bien vite, c’est la confusion, le trouble, l’écheveau indéchiffrable. Il peut arriver qu’on se résigne alors à mentir, à se mentir, à « raconter des histoires », à consentir au récit. Il peut arriver au contraire qu’on s’obstine, qu’on refuse de transiger, et qu’on se trouve jeté dans la difficile et improbable fonction du scribe, celle de griot qui se lancerait dans l’exploration de la mémoire, dans l’inventaire des dictionnaires, dans la découverte de sa sensibilité, en espérant tomber sur l’alliage étrange des mots qui auraient l’énergie insensée de chercher à faire parler l’intensité des choses.
Dans Le Roi vient quand il veut, Pierre Michon a réuni 30 entretiens donnés depuis 1984 (une première édition de l’ouvrage est parue en 2007). Il y fait parler ses morts, ses auteurs fétiches, parmi eux, Faulkner, Rimbaud, Flaubert, Beckett. Il y parle de son rapport à l’écriture, la façon dont elle le travaille. Les entretiens sont reproduits à l’identique de leur parution originelle. Ils comptent donc quelques répétitions. Tout inventeur qu’il est, P. Michon a des convictions (ou des croyances, comme on veut) fortes que régulièrement, il aime à reformuler. Et je ne m’en lasse pas.
Pour lui, l’écriture est d’abord quelque chose de sacralisé, de fétichisé : c’est un rapport empêché ou transgressé, jamais évident. Je suis frappée par l’infini des postures formulées par les auteurs à l’égard de l’écriture, même si un chercheur quelque part a bien dû en constituer une typologie. Pourtant, quand j’écoute ou lis un auteur sur ce sujet, je ne perçois que l’unique de son propos, comme si, par sa seule voix, il faisait disparaître tout ce que j’avais pu entendre auparavant. P. Michon sait qu’il y a des ogres graphomanes, comme Hugo ou Flaubert, parvenus à ne rien gâcher de leur relation à l’écriture tout en la pratiquant chaque jour. Rien de tel pour lui. Il écrit seulement quand l’écriture exerce sa pression.
Flaubert planifiait de façon obsessionnelle son écriture. Sa correspondance en rend largement compte. P. Michon est fasciné par Madame Bovary dont le récit est pour lui parfait. Mais ce qu’il aime le plus c’est ce qui a surgi chez Flaubert, non inscrit au préalable dans un scénario qu’il suivait en esclave. La scène de l’amputation du pied-bot par Charles (devenu grand faiseur de la rue Massacre) et la scène du fiacre abritant les étreintes de Léon et Emma, ne figuraient pas dans la trame initiale de Flaubert. Apparentes nécessités narratives, elles se révèlent splendeurs symboliques.
P. Michon écrit court, et va vite quand le vif du texte le saisit. Ce que je recherche, c’est peut-être l’épure du roman, son minimum vital, ce qui lui suffit : quelque chose comme ce que fut le sonnet à tout le champ de la poésie, cette petite prison de quatorze vers essentiels en regard d’unités poétiques certes plus souples, plus longues, plus libres – mais grevées d’inessentiel.
P. Michon a une autre passion, la peinture classique. Elle nourrit son oeuvre et sa pensée d’écrivain. Dans une toile de Goya, Le comte de Floriadablanca, il se voit dans les quatre hommes représentés. Il est le comte, sujet du portrait, il est gratte-papier dans l’ombre, il est le peintre qui présente son tableau et quelques fois, il est le roi, c’est-à-dire la littérature, ou le sens, ou le vrai, ou peut-être simplement le lecteur. Mais le roi vient quand il veut.
L’écrivain originaire de la Creuse se souvient de sa difficile émergence comme auteur, un statut attesté par la seule publication, en bonne et due forme… Souvenir de l’envoi des premiers textes (enrichis, ils deviendront Vies minuscules) à Gallimard qui refuse, soutien du poète Louis-René Des Forêts qui l’encourage et finalement acceptation de Gallimard. Si bien que c’est par les poètes, c’est-à-dire au fond par la bande, que ce texte de bric et de broc a fini par se transformer en livre chez l’éditeur qui l’avait d’abord rejeté. Mais je suis resté un passager clandestin. Chez Gallimard, on me prenait et me prend toujours pour un abruti du Caucase, ce qui me flatte dans un sens, ou une quantité négligeable, ce qui est moins flatteur.
Michon n’est ni négligeable, ni minuscule, ni abruti. Il parle magnifiquement de la littérature, il en connait l’exigence et la jouissance. Assurément, le roi est venu, souvent, le visiter.
Né en 1945 dans la Creuse, Pierre Michon aime pratiquer une forme narrative brève, le récit de vie, mêlant riche documentation historique et invention. Il est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages dont notamment Vies minuscules (Gallimard, 1984), Vie de Joseph Roulin (Verdier, 1988), Trois auteurs – Balzac, Cingria, Faulkner (Verdier, 2002), Rimbaud le fils (Gallimard, 1993) et Les onze (Verdier, 2009).