Françoise et Andrée

Recettes familiales et menus, Françoise Bernard, Hachette, 1983

Cette semaine, Françoise Bernard est morte. Elle avait 100 ans. Françoise Bernard, c’est deux livres. Celui de ma mère, avec sa couverture entoilée à rayures rouges et vertes, craspèque, collante, et le mien avec sa couverture plastifiée, rouge à rayures blanches, truffé de marques-pages (cake express, morue à la lyonnaise, pigeons farcis à l’orientale…). L’édition de ma mère date de 1965, la mienne de 1983.  Près d’un million d’exemplaires vendus en tout. Si on les rassemblait, ça ferait une bibliothèque toute graisseuse, avec volumes huilés, chocolatés, certains très dépenaillés.

Françoise Bernard. À prononcer en ouvrant bien la bouche devant sa glace comme Jean-Pierre Léaud dans Baisers volés. À répéter plusieurs fois pour en extraire tout le familier, que cela devienne à force d’être dit, mystérieux, étranger, absurde. Françoise Bernard. Françoise Bernard. Françoise Bernard. Françoise Bernard. Françoise Bernard. Françoise Bernard. Françoise Bernard. Françoise Bernard. Françoise Bernard. En fait, Françoise Bernard ne s’appelait pas Françoise Bernard mais Andrée Jonquoy. Vous pouvez recommencer l’exercice de la glace. C’est un peu plus difficile. Mais pourquoi Françoise Bernard ? Un précipité des années 1950. Les deux prénoms les plus portés alors. Chez Françoise Bernard, rien ne devait dépasser.

Et c’est vrai que ses incartades sont restées modestes. Dans l’introduction, elle annonce qu’elle refuse de jouer à la diététicienne mais pense équilibre entre les protéines, les sucres et les corps gras. En matière de fromages, elle a voulu sortir du banal tiercé camembert – gruyère – saint-paulin, et rappelle qu’il en existe plus de 300 variétés. 

Dans Françoise Bernard, il y a toutes sortes de classifications. Celle des menus : le menu tout court, le menu soigné (lui-même décliné en soigné froid, soigné maigre, soigné enfants), le menu réception, le menu froid, le menu maigre pour les tout petits jours de l’estomac, peut-être aussi du porte-monnaie. Les recettes vont d’ économique à cher, en passant par raisonnable et bon marché (à moins que bon marché ne soit meilleur marché qu’économique). La gratinée minute est raisonnable, la roussette en cocotte à la provençale est économique quand le rôti de veau en portefeuille est cher, œuf corse. Et les œufs durs mimosa sont bon marché. Il y a aussi les degrés de difficulté. En plus d’être raisonnable, la gratinée déjà citée est  très facile, comme le gâteau tutti frutti, quand le gazpacho (Françoise Bernard est européenne) est facile. Rien d’annoncé difficile dans mon édition de 1983. Celle de ma mère s’appelait d’ailleurs Les recettes faciles de Françoise Bernard.

À la fin de chaque recette, Françoise donne son avis, suggère des remplacements. De la menthe et du cumin plutôt que des fines herbes et on traverse la Méditerranée. Françoise met parfois les points sur les i (Quand je dis “sauce tomate en boîte“, cela ne signifie pas “tomate concentrée“). 

Dans Françoise Bernard, toutes les recettes sont pour 4.

Dans Françoise Bernard, il y a des pages consacrées au bœuf, à l’agneau, au porc… Des pointillés découpent l’animal en zones numérotées. Chaque numéro renvoie à une liste : tête, collet, carré des côtes, culotte, gite de noix…. Chacun son mode et son temps de cuisson. Les abats ont aussi leur page mais ni pointillés ni numéros. Une simple liste, d’amourettes à tétine, en parcourant le cœur, la langue, le pied, avec passage par le gras-double. 

À la fin de l’ouvrage, un tableau célèbre les mariages harmonieux entre plat, vin simple, classique ou original. Pour une entrée froide, on surprendra beaucoup avec un Arbois, moins avec un champagne nature, et on fera sûrement quelques économies  avec un Corbières-du-Gard.

Les mots puis les mets. Plaisir de dire un menu à voix haute. L’entendre sonner. Les mots remplissent l’air avant les odeurs. Cardamome, coriandre, fenouil, marquise au chocolat, crêpe Suzette, fond d’artichaut. Mais pas d’égarement. Françoise Bernard n’est pas sensuelle. Elle est pratique. Avec elle, on vide placards et porte-monnaie de façon raisonnable, on prépare parfois à l’avance, on donne toujours une seconde vie aux restes. On n’est jamais fatiguée, on n’en a jamais marre.

Françoise Bernard c’est un monde de femmes parfaites, jongleuses, équilibristes, acrobates, sachant s’arc-bouter, concilier, économiser, faire plaisir. À propos de l’oie rôtie à la choucroute, elle prévient : La préparation n’est pas compliquée mais exige votre présence dans la cuisine à cause de la succession des opérations, simples au demeurant. Cela dit, c’est un plat familial par excellence. Il est réjouissant à contempler et satisfait une belle tablée de convives. Je revois ma grand-mère (qui n’avait pas de Françoise Bernard ni de livre de cuisine ni aucun livre d’ailleurs), qui aimait beaucoup faire la cuisine. Pour un repas, elle préparait des entrées, des viandes, des desserts. Elle cuisinait tout au pluriel dans une pièce de 6 m2 sans aération ni détecteur de fumée. Un papier-tue-mouches se tortillait au-dessus de la toile cirée sur laquelle elle déposait les plats qu’elle faisait surgir de son arrière-cuisine aux murs verts et collants. On attaquait, on ne devait pas en laisser. Et elle, est-ce qu’elle mangeait ? Ses formes le disaient, mais quand ? Elle devait préférer le plaisir de regarder la « belle tablée de convives » célébré par Françoise Bernard.

En quittant la table, posez votre serviette, sans la plier, à gauche de l’assiette. Ça fera plaisir à Françoise. Je me demande si quelqu’un l’appelait encore Andrée. J’espère que oui.

Une réflexion sur « Françoise et Andrée »

  1. j’ai eu un moment l’impression que tu avais pris cette photo chez mes parents … mais comme tu le dis, elle en a vendu un certain nombre Andrée. Cela me donne envie de le ‘relire’ !

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