Bovary, Tiago Rodrigues, traduit du portugais par Thomas Resendes, Les Solitaires intempestifs, 2016
Gustave Flaubert a écrit quatre romans. C’est peu au regard de la prolixité de ses contemporains Honoré de Balzac, Émile Zola ou Victor Hugo. Il a entretenu une généreuse correspondance (rassemblée en cinq tomes dans La Pléiade sans compter le volume de 496 pages de la même collection, consacré à la simple indexation des noms de personnes, personnages, œuvres, lieux recensés dans ladite correspondance). Il inspire très régulièrement et depuis des dizaines d’années, la recherche universitaire, des essais, des pièces de théâtre, des romans et nouvelles. Gustave Flaubert n’en finit pas de parler, de faire parler et de faire écrire.
On pourrait se lasser, se dire, bon ça va bien, on passe à autre chose, maintenant, sa brûlante Bovary, son ambitieux et pitoyable Frédéric Moreau, ses idiots de Bouvard et Pécuchet, c’est bon, on a compris ! Et non, cela continue… encore et encore. Comme une source qui jamais ne tarirait. J’en ai fait la récente (et extraordinaire) expérience avec Bovary. C’était le 18 mai dernier au théâtre de la Bastille. Le nombre de jeunes gens dans la salle attestait de la place de choix que continue de tenir ce roman dans l’enseignement de la littérature. Magnifique moment de théâtre, magnifiques acteurs, de très belles idées de mise en scène avec pour principal décor des paravents constitués de loupes de tailles inégales. Le chef-d’œuvre de Flaubert va effectivement être regardé de très près.
Nous sommes en 1857. Madame Bovary : mœurs de province vient d’être publié en plusieurs épisodes dans la Revue de Paris. Son auteur, le directeur et l’imprimeur de la revue sont attaqués pour outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs. C’est ce procès que raconte Bovary, pièce écrite et montée par l’effervescent Tiago Rodrigues. Le texte est issu de matériaux divers : réquisitoire de l’avocat de l’accusation Maître Pinard et plaidoirie de Maître Sénard pour la défense, correspondance de Gustave Flaubert, extraits du roman. De cette diversité de sources, l’auteur portugais tisse une continuité naturelle. Il gomme les frontières entre langue juridique et langue littéraire, construit un texte neuf, vif et lumineux.
La pièce suit l’ordre du procès qui lui-même suit celui du roman. Le procès, né de la volonté de taire et censurer le roman, en devient un mode de représentation. D’emblée, un résumé de l’œuvre est produit par l’avocat de l’accusation. La rencontre d’Emma et Charles Bovary devient : Charles se présente. La dot n’est pas un obstacle. La chose a lieu. Le mariage est célébré. Charles Bovary est aux genoux de sa femme. Il est le plus heureux des hommes, le plus aveugle des maris. Le roman est jeté en pâture au public. Ses épisodes sont narrés avec sècheresse et l’effet comique assuré. Les lycéens dans la salle ont bien ri, sûrement pas mécontents de voir le monument littéraire malmené par Maître Pinard.
Le dialogue s’instaure entre personnages réels et inventés. Les deux Maîtres s’écharpent sur les lectures possibles de Madame Bovary, Gustave Flaubert, en retrait, intervient par sa seule voix épistolaire et les huit personnages du roman deviennent personnages de théâtre. La parole circule. La matrice flaubertienne accouche d’un nouvel objet littéraire.
Avec une grande habileté, Tiago Rodrigues fait dialoguer créateur, création et critique. Reprenant la règle du procès (Flaubert ne put s’y exprimer directement), il lui donne ici la parole via sa correspondance (lettres qu’il adressa à Elisa Schlésinger). Chère amie, il est difficile de jouer le rôle de Gustave Flaubert dans ce procès. Je suis au cœur de l’action. Je suis le sujet de l’action, mais je ne peux même pas parler. Je suis un symbole de moi-même. Une figure de style à la place de Gustave Flaubert. Madame Bovary prend toute la place. C’est elle qu’on juge.
Le duel des deux avocats est particulièrement savoureux. Les enseignants de français dans la salle ont dû apprécier. Avec une pédagogie que peut-être aucun cours ne pourrait rendre, les Maîtres se combattent, arme au poing, sur le champ de la littérature (le sol de la scène de la Bastille était jonché de feuilles couvertes de prose). C’est vivant, drôle, pénétrant.
Selon Pinard, dès la rencontre de Charles et Emma, les insinuations et les descriptions sensuelles commencent et finalement Tout est non dit. Votre client ne dit pas, mais il installe le décor pour qu’ensuite le lecteur pense tout ce qu’il ne veut pas dire, parce qu’il sait que c’est censurable. Sénard reconnait que Flaubert décrit, laisse entendre plutôt que d’expliquer, mais il s’agit là de recherche artistique. C’est le fameux procédé de l’impersonnalité, l’auteur pour Flaubert, tel Dieu, doit être partout sans être visible nulle part.
Les symboles sont décodés. Quand la défense voit dans la cravache un simple objet à l’usage du cavalier, l’accusation en dénonce la symbolique sexuelle. Et Sénard de riposter que les symboles ne naissent qu’en fonction de l’œil et des pensées de celui qui regarde.
Enfin, la juxtaposition de deux scènes, celle des comices agricoles où se rassemblent les notables du lieu et celle de la rencontre entre Emma et Rodolphe, le futur amant, n’échappe pas au perspicace Maître Pinard qui débusque l’ironie de Flaubert. Maître Sénard tente bien de nier tout rapport entre les deux sujets, mais Pinard garde le cap, à raison. Flaubert installe ainsi deux mondes, celui de la bêtise courante dans laquelle vivent Charles et bien d’autres, et celui d’Emma qui tente par ses élans romantiques et passionnés de s’y soustraire. Et de conclure M. Flaubert arrive à nous convaincre que la meilleure chose qu’une femme puisse faire à notre époque pour améliorer la société, c’est tromper son mari. Nous sommes convaincus malgré nous parce que nous regardons Emma. Reconnaissance par l’accusation de la toute-puissance flaubertienne.
Croisant régulièrement sur scène les duettistes, les principaux personnages du roman, Emma, Charles, les deux amants, Léon et Rodolphe, leur servent de preuves pour appuyer leurs démonstrations, dialoguent parfois directement avec eux. A la fois figure romanesque et lectrice d’elle-même, Emma est dedans et dehors. Dédoublement poétique et troublant. A la page 186, le lendemain du départ de Léon est une journée funèbre. Je me mords les lèvres jusqu’au sang. Puis A la page 227, je galope. Rodolphe galope à côté de moi. Et puis, A la page 281, il ne vient pas, répète-t-elle plusieurs fois, comme folle. La Bovary, depuis longtemps sortie de l’écrin initial fabriqué par Flaubert, incarne l’intensité d’un désir inassouvi.
Le jeu d’énoncé des pages crée un rythme, une sorte de halètement dans l’avancée du roman. Comme si l’œuvre voulait gagner la course contre tous les regards, comme si elle s’en moquait, les dominant tous, comme si elle n’avait qu’une chose à faire, exister. Il n’y a plus que Madame Bovary. Rien d’autre. Madame Bovary, une maladie que j’ai inventée. Une maladie contagieuse qui a infecté tout le monde. Jusqu’à moi conclut Flaubert. Las, agacé, mais lucide… C’est grâce à lui que toutes les paroles du procès ont été conservées (il paya un sténographe pour cela), donnant la première impulsion d’une postérité qui n’en finit pas de vivre, de le faire vivre, lui et son œuvre, indissociables.
Portugais, né en 1977, Tiago Rodrigues est acteur, auteur (By Heart, 2015), metteur en scène et producteur. Explorateur du jeu théâtral, il a créé la compagnie Mundo perfeito et dirige le Théâtre national de Lisbonne. Créée en 2014 à Lisbonne, Bovary a été magnifiquement jouée à Paris au théâtre de la Bastille en 2016 par Jacques Bonnafé (Flaubert), Alma Palacios (Emma), Grégoire Monsaingeon (Charles), Ruth Vega-Fernandez (Maître Pinard), David Geselson (Maître Sénard).