Rendez-vous est pris avec le premier éditeur-Robinson de ma série. L’été est là, la rue de presque midi est un four, les volets clos de l’appartement font de piètres remparts contre l’épuisante chaleur. Jacques Damade a créé les éditions La Bibliothèque voici 25 ans. Il est fier de ce nom, qui a la force de sa simplicité. LA bibliothèque c’est la sienne, les autres ont besoin pour exister d’un qualificatif (nationale, très grande) ou d’un nom propre, la célébrité de ce dernier disant la dépendance du lieu à son égard. Les éditions de la Bibliothèque se suffisent à elles-mêmes. Portrait d’un éditeur qui cultive le singulier.
Si les éditions de la Bibliothèque étaient une île, ce serait une île sur une rivière, pas du tout une île perdue comme les Galapagos, non, une île très proche qu’on peut atteindre avec un bateau à rames, explique Jacques Damade qui se prête volontiers au jeu de mes questions métaphoriques. Ce tout proche, c’est une pièce de l’enfance, magnifique, murs hauts, couverts de plus de 5 000 livres accumulés entre 1580 et 1840. C’est là que le grand-père s’enferme à lire l’après-midi après la promenade du matin. Il lit le latin, le grec, relit régulièrement les Métamorphoses. Il donne des conseils de lecture au petit Jacques, tandis que la grand-mère s’occupe des propriétés.
Né en 1955, Jacques Damade a 11 ans quand meurt son aïeul, son premier mort. En 1982, son père s’occupe de la vente de la bibliothèque. Le trésor est éparpillé. En créant dix ans plus tard la maison d’édition éponyme, Jacques s’attelle à une résurrection partielle. Il s’agit de rééditer des titres fondus dans une nouvelle peau, petits formats colorés, intérieurs composés selon les titres, avec l’élégance classique du times, du garamond ou du palatino. Sur la première et la quatrième de couverture, même logo depuis l’origine, un carré noir enfermant trois lettres en capitales sauvagement tracées (LEV pour l’écrivain voyageur, première collection lancée) et le rabat arrière porte, immuable, le leitmotiv borgésien Me sera-t-il permis de répéter que la bibliothèque de mon père a été le fait capital de ma vie ? La vérité est que je n’en suis jamais sorti. J. Damade se dit que ces permanences ne sont peut-être que de la paresse. Et si c’était plutôt le courage de maintenir une ligne sûre, un classicisme curieux, en résistant au changement à tout prix ?
À sa façon, singulière, apparemment dilettante mais profondément habitée, l’éditeur a construit un catalogue (près de 80 titres aujourd’hui) de récits de voyage, d’essais, anthologies, variations sur la langue, la littérature, les écrivains et quelques romans. Le premier titre paru, De l’origine et du progrès du café, est signé Antoine Galland, voyageur érudit du XVIIe siècle, premier traducteur des Mille et une nuits. J. Damade souhaite apporter des bouffées de passé brutes au temps présent. Je me souviens de la fin de Sur la lecture. Marcel Proust y évoque le passé qui remonte par les livres anciens, sans se mêler au présent, exaltant l’esprit comme les revenants d’un temps enseveli.
Si le catalogue puisait au début dans la seule source familiale, il s’est diversifié, osant les textes contemporains. L’éditeur s’est ainsi lancé dans une aventure alphabétique avec un expert collectionneur, érudit, malicieux, marseillais, juif, amateur de collages et formateur de professeurs des écoles, Michéa Jacobi. 26 titres au programme. Dans chaque titre, 26 portraits d’hommes et femmes unis par une activité, une posture (la marche dans Walking Class Heroes, le renoncement dans Renonçants, l’attraction pour ce qui devrait être tenu à distance dans Xénophiles). Si les deux premiers titres ont bien marché, J. Damade regrette en plaisantant de n’avoir pas ajouté un bandeau Pour tous ceux qui ne sont pas xénophobes sur le dernier qui s’est moins vendu, victime d’un mot-titre moins usité que son antonyme.
Pas de commentaires ou d’appareils critiques élaborés pour les livres de la Bibliothèque. Seules de courtes préfaces ouvrent l’appétit pour le livre et les autres après lui… La Bibliothèque, comme lieu de passage, traversée de mondes qui font échos à d’autres, dans l’infini de la littérature. Éditer pour J. Damade c’est soulever des pierres, aller voir dessous, guidé par un classicisme baroque. Ce qui l’intéresse le plus dans une écriture, c’est le feu, le côté ardant, quelque chose de contagieux, qui donne envie d’écrire. Peu friand des lignes sèches représentées par exemple par les éditions de Minuit, il n’aime pas l’idée d’être absolument moderne, ne sait d’ailleurs pas trop ce que cela veut dire, n’aime pas les intentions trop marquées, les textes trop conçus. Echenoz, il est bien quand il sort un peu de tout ça. L’oulipo radical lui casse les pieds. Il n’aime pas les non dupes, préfère les naïfs, adore Jean Giono. Il aime les écritures qui débordent et sûrement aussi les écrivains débordés. Il aime le désordre.
La force de la littérature ? Elle arrive à faire vivre autrement, tu peux être voleur, homosexuel, enfant de chœur, elle nous rapproche d’une plasticité fondamentale, elle a la capacité de nous transporter, nous mettre dans un bateau, sur une autre île, c’est une liberté.
Et le livre sert naturellement cette liberté. J. Damade en a une vision borgésienne ou mallarméenne, celle d’un indépassable, un summum. Le livre défend une permanence, qui nous permet d’avoir une distance par rapport au présent ou à l’oubli. Son militantisme va jusqu’à vouloir publier des écrivains réactionnaires, pour ne pas céder aux injonctions du temps présent, être indifférent à l’air du temps. Littérature et journalisme ne se confondent pas. Les éditions de la Bibliothèque comptent cependant une collection qui résonne avec l’actualité (et J. Damade s’en excuse avec humour), L’ombre animale. L’ombre dit la proximité entre homme et animal, et le sombre de leurs relations. C’est parce que l’éditeur porte cette question, fondamentale en lui, qu’elle est au catalogue, avec pour l’instant trois titres dont l’étonnant Abattoirs de Chicago.
Autre singularité de J. Damade, il ne demande ni textes (il n’en commande jamais), ni auteurs (son réseau s’est construit par liens d’amitiés, de proximités littéraires, il cite Pierre Lartigue, Michéa Jacobi), ni publicité pour ses livres (il précise que si elle est là, c’est tant mieux !). Récemment, il s’est étonné qu’un célèbre critique littéraire lui annonce un papier sur Exercices autobiographiques de Jean-Philippe Domecq, fraîchement publié. Peut-être un côté Venez à moi !, un soupçon d’orgueil, en tout cas une capacité à demander peu encouragée par le fait qu’il ne vit pas, économiquement, de sa maison d’édition (il enseigne la littérature dans une école qu’il a créée voici 35 ans). Les best-sellers de la maison dépassent à peine 2000 exemplaires. L’argent gagné est réinvesti, pas de pertes à déplorer ni de gains sur lesquels s’extasier.
On le secoue parfois. 25 ans de clandestinité, c’est long ! plaisante un ami. Un anniversaire que la maison fête en arborant une devise inchangée : liberté, curiosité, fantaisie, érudition.