Julien Viteau est sur l’île de la Guadeloupe en 2015 quand il décide de racheter Vendredi, librairie aujourd’hui centenaire. À peine 25 m2, 67 rue des Martyrs, Paris 9e. Grand lecteur de poésie, il fréquente Vendredi depuis l’âge de 20 ans. Il connaît à peine Gilberte de Poncheville, sa propriétaire depuis 1978, qui lui a glissé qu’elle vendait. Par boutade, il l’exhorte de ne pas céder aux prétendants. Et au retour de l’île, il lui annonce qu’il reprend. Il a 45 ans et n’a jamais fait commerce de livres. Gilberte a compris que la condition n’était pas tant d’être libraire mais de bien connaître Vendredi. Rencontre-portrait d’un Robinson de la libraire.
Vendredi est une librairie de grands lecteurs. Des écrivains, des traducteurs, des philosophes, des acteurs connus la fréquentent. Ici, on leur fout la paix, ils sont lecteurs. On y vient de tout près ou de loin (des Français vivant à l’étranger s’y réapprovisionnent l’été).
La vitrine est institution dans l’institution. Mêlant fonds et nouveautés, elle est but de promenade, des libraires s’en inspirent. Elle a été changée régulièrement pendant le confinement et chaque mois sur Facebook son nouveau visage apparaît. Sa composition obéit à des règles strictes, non écrites. Pas de décor (hors les deux lapins en feutrine datant des années 1920), la littérature à gauche, les arts et l’esthétique, les sciences humaines à droite, toujours une couverture avec un animal, les éditeurs aimés sont là et des clins d’œil sont adressés aux écrivains et traducteurs, amis du quartier. Mixant travail de curating, complicités de voisinage et d’estime, José, jeune et excellent libraire recruté par Julien, est très fort pour associer. Devant la vitrine, dans un chariot, des livres donnés par des passants, des clients, font des cadeaux pour des SDF et un petit complément de revenus pour Vendredi.
Entrons. L’endroit est vertical, 6 mètres de haut, la librairie est difficile physiquement. Le rangement des 12 000 livres (plus de 3 000 de poésie, unique en France) est régi par des lois subtiles. Pas de signalétique. La signalétique, c’est la parole du libraire. Les écrivains morts avant 2000 sont en haut. Symbole et pratique se marient. On imagine mal un client grimper sur l’échelle pour attraper un Balzac. On nous le demande. En revanche, il faut que le lecteur puisse flâner, découvrir, se saisir de livres qu’il ne connait pas, se laisser prendre par eux. La poésie est classée par langue et plusieurs traductions sont proposées. Certains éditeurs très appréciés (Chandeigne, Sillage…) ont leur rayon. Sur la longue table centrale, les livres du moment aimés par Julien et José (l’actualité c’est la leur). Ce jour-là, Manchette, des contes (on en a fait venir de chez José Corti), des livres sur le Japon.
Ici, pas d’office. Tous les livres sont choisis. Une librairie, c’est à la fois tout ce qu’elle a et tout ce qu’elle n’a pas égrène tranquillement Julien Viteau. Si on n’a pas un livre, on le commande. On a dit Vendredi c’est la seule librairie qui a le Goncourt s’il est bien. Julien estime qu’on exagère. Et il raconte l’histoire de l’Atelier, né à 100 mètres de là en 1996, du temps de Gilberte, une bataille homérique. La nouvelle librairie ouvrait avec des fonds publics, les amis de Vendredi ont crié à la libéralisation de la culture, Libé a accueilli des tribunes défendant l’îlot Vendredi. Qui a failli couler. Mais Gilberte a choisi la voie radicale. Fini les livres de bien-être, de cuisine, le tout venant d’éditeur, désormais que du choix, du sucre raffiné par le goût du libraire. Et ça a tenu, l’endroit s’est affermi. Et les relations avec L’Atelier sont bonnes.
Un bon libraire est un bon lecteur, qui a son goût et qui est sympa. Un bon lecteur est un curieux, avec une culture classique, qui suit des pistes. Julien reste simple. Au début, il avait peur d’être testé (Ah ? vous n’avez pas lu ça ?) mais la reprise de Vendredi a apaisé son rapport au savoir. L’infini des livres ne l’angoisse pas. Parfois un client demande C’est bien ça ? Comme si on questionnait un chef étoilé sur un de ses plats. Et Julien répond oui, même s’il n’a pas lu. Le travail a déjà été fait. Si c’est dans le tamis de Vendredi, c’est que c’est bien.
Julien parle des livres lus, aimés, conseillés comme d’une pâte qu’on pétrit. Quelque chose est malaxé. José aime Albertine Sarazin, il la propose beaucoup puis d’autres lectures prennent le dessus, Albertine disparaît puis revient… Éternel temps retrouvé des livres.
Impossible de gagner beaucoup d’argent quand on a sept traductions de Dante dans le fonds, mais difficile d’en perdre vraiment. Julien a d’autres activités, pratique une sorte d’assolement, quelque chose de pastoral. Il a repris deux autres librairies, l’une en 2019, tenue par son mari à Bagnols-sur-Cèze, Gard, l’autre par son fils dans le 15e, elle ouvrira en septembre. En 2015, il a aussi repris une maison d’édition, les éditions du Linteau, des écrits théoriques d’architecture. Je tente : Une formation d’architecte ? Non, simplement parce qu’on vit au milieu de ce que les architectes ont créé, qu’il a vu des villes naître et grandir (Cergy-Pontoise, Grenoble). Un entrepreneur guidé par des idées fortes, toujours quelque chose de vertical à regarder, contre lequel s’appuyer, s’étayer. Et pas envie d’ajouter sa voix à d’autres, cette petite plainte des libraires, qui agaçait tant Gilberte.
Julien Viteau est hors des circuits et des événements de libraires, mais va adhérer au Syndicat de la libraire française dont il apprécie les prises de position. Il n’aime pas les discours alarmistes, trouve bête de se poster sur Instagram avec sa librairie derrière, mortifère d’asséner qu’Amazon tue le livre, même s’il sait la concurrence non loyale. Il ne croit pas qu’on lise moins. Ici, je vois des jeunes qui lisent, qui veulent créer des revues. Dans le Gard, c’est pareil, les clients sont heureux de dire leur enthousiasme. Ici, on chipote sur le dernier Echenoz, le début oui, pas mal, mais la fin, non, c’est moins bien. Les lecteurs de Vendredi sont aussi des critiques. Julien croit qu’il y a de la place pour tout le monde. Une façon d’être, une éthique sans pose. Il a d’ailleurs refusé que je le prenne en photo. Le lieu, les livres et les lecteurs d’abord.