La cuisine inventive de l’amour

Paula ou personne, Patrick Lapeyre, POL, 2020

Fanny Ardant et Gérard Depardieu dans La Femme d’à côté, François Truffaut, 1981

Récemment, Finkielkraut en a fait son sujet, L’amour toujoursSa petite excitation à en parler, à questionner Patrick Lapeyre m’a vite donné envie de lire le roman au joli titre. Toute pleine de mon appétit, j’ai couru à la librairie la plus proche de chez moi. J’ai même tenté de faire sourire ou faire jaillir quelque chose, n’importe quoi, de cette libraire désormais masquée plexiglacée mais ça ne change pas grand-chose pour elle, et dont je ne connais que trois phrases (C’est à quel nom ? Par carte ? Vous avez besoin d’un sac ?). Je lui dis que j’avais couru, imaginant qu’il n’y aurait plus d’exemplaire après la diffusion de l’émission radiophonique. Elle n’a pas moufté. J’avais encore perdu. Tu te crois toujours au temps d’Apostrophes ? ai-je pensé qu’elle pensait. Sans contact, pas de sac, merci. Sur le chemin du retour, j’ai couru encore avec ce petit bloc qui me brûle quand je la vois Mais-pourquoi-vous-faites-ce-métier? Ou peut-être qu’un jour, brutalement, d’elle-même elle s’ouvrira, s’éclairera parlant des livres qu’elle aime, peut-être même en conseillera-t-elle quelques-uns. Rentrée, j’ai lu Paula ou personne d’une traite.

Patrick Lapeyre s’attaque au célèbre triangle. La femme, le mari, l’amant. Sa géométrie a des plans. Le premier, qui prend la part la plus lumineuse, c’est l’histoire que l’on voit naître et disparaître, entre la femme (Paula) et l’amant (Cosmo). 

Deux autres plans jouent derrière. La vie de Cosmo, on le voit au travail, avec son ami Simonian ou avec sa sœur, Fabienne (il dit toutes les sœurs s’appellent Fabienne, je confirme, ma sœur ainée s’appelle ainsi). Célibataire, Cosmo est postier après deux ans de fac de philo, s’ennuie mais préfère la glue de cette sécurité à un autre travail. 

La vie de Paula fait un troisième plan. Là, la lumière est indirecte, on n’en sait que ce qu’elle en dit. Son mari travaille dans un fonds de pension. Elle enseigne l’allemand à Sainte-Justine, nom qui fait dire à Cosmo Il doit se passer pas mal de choses dans ton bahut ! On est en plein marquis de Sade… Paula le détrompe, il s’agit de Sainte Justine d’Antioche [qui] a combattu toute sa vie pour rester vierge… Chez Sade aussi, mais elle n’a pas réussi, répond Cosmo qui a lu.

La narration se déploie dans un autre triangle, géographique, ouest-est-nord. Paula vit avec son mari rue Saint Dominique, rencontre Cosmo dans un appartement qu’elle loue pas loin avenue Bosquet. Cosmo vit dans un petit studio à Montreuil et travaille dans le nord de Paris.

Sur le papier strié gaufré de la quatrième de couverture est imprimée une seule phrase. C’est l’innocence du hasard qui donne à une rencontre son caractère fatal et stupéfiant. Je ne sais pas ce qu’est l’innocence du hasard, à part peut-être un euphémisme, mais ce qui est dit de cette rencontre (dans un mariage où chacun a failli ne pas aller), c’est aussi l’importance d’une pré-histoire. Adolescents, ils s’étaient déjà croisés, Cosmo avait eu une petite histoire amoureuse avec la sœur de Paula. Pré-histoire apparemment anodine (ils n’avaient pas de relation alors), mais qui est comme un premier degré, une origine nécessaire. Et ensemble, ils aiment remonter ce temps, pour mieux cerner la force d’attraction à l’œuvre. 

Le roman avance sur ce thème de la rencontre régulièrement mise en mots, de l’intensité amoureuse, ce toujours de l’amour (dans le sens qu’il est toujours là pour les êtres en général, même s’il ne dure pas pour deux en particulier). Patrick Lapeyre avance, sans crainte du cliché (parler d’amour n’est-ce pas forcément marcher dans d’autres pas ? cliché dans le cliché), et avec fraîcheur, celle apportée dans un plat par une herbe ciselée, persil ou menthe. Paula et Cosmo choisissent de se priver de la communication par portable ou par mail. Zéro risque ou façon de souligner leur hors-monde, leur hors-temps. Leur vie ensemble se loge dans un présent de rendez-vous plutôt réguliers avenue Bosquet, dans des rues ou jardins de Paris, et quelques escapades en dehors. Ils tiennent trop à cette chambre qui est devenue tout leur univers. Serrés l’un contre l’autre sous les draps, comme s’ils faisaient du camping sexuel, ils aiment cette existence autarcique qui leur donne la sensation de vivre cachés à l’intérieur d’une minuscule alvéole de la ruche humaine, pendant qu’au dehors le monde travaille ou vaque à ses affaires.

Il y a un vif de l’écriture soutenu par la drôlerie des dialogues (Cosmo a un très séduisant sens de la répartie en amour comme au travail) et des situations (il a été marié à Suzanne la mythomane qui vaut le détour, tout comme sa sœur Fabienne empêtrée dans ce qu’elle seule nomme une histoire d’amour). Alors que les moments érotiques entre les amants sont présents mais comme tracés, sans insistance, au fusain, Paula raconte à Cosmo un épisode cru entre un couple d’orangs-outans, surpris quand elle était enfant, dans un zoo de Berlin, et dont elle se souvient précisément. De temps en temps, pris d’une inspiration saugrenue, il trempait son orange dans le sexe de sa partenaire, qu’il dégustait ensuite quartier par quartier avec des airs de fin gourmet… Après il reprenait le cours de leurs ébats, tout ragaillardi… L’histoire finie, Cosmo s’exclame Tu es ma Shéhérazade, à moi ! s’en délectant comme l’orang-outan de l’orange. Ou quasi. La cuisine inventive de l’amour.

Né en 1949, Patrick Lapeyre a écrit d’autres romans tous publiés par POL parmi lesquels Le corps inflammable (1984), La lenteur de l’avenir (1987), La vie est brève et le désir sans fin (2010).

Une réflexion sur « La cuisine inventive de l’amour »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.