Sèvre, eaux fortes, Vincent Dutois, le Réalgar, 2020
Pour la première fois je suis allée à Niort. Pour la première fois, je suis entrée dans la librairie des Halles, centrale et spacieuse. On y trouve ce qu’on cherche et ce qu’on ne cherche pas, grandeur de la librairie. Je saisis le livre, mince et petit, parmi tant d’autres. L’œil, la main, et les doigts qui écartent les pages. Quelques lignes, ça suffit. Confiance dans l’effluve. Je paie. Le texte dessine la Sèvre. L’écrivain la suit sur une carte, sur un timbre, sur la terre, dans le temps. C’est un geste d’écriture avec arabesques, délicatesses et frémissements, un murmure.
L’écrivain est de Niort. Il connait des histoires qu’il évoque sans s’appesantir, ce sont des ombres chinoises qui gesticulent avec douceur. Trêve de commentaires. De la chair, pour croquer dedans. Chacun sait où les collines déposent le jeune fleuve : plus bas. Dans un évier de roches coupantes, sur lesquelles des fougères, des mousses et des grandes plantes à couronnes, volutes et cols évasés, asphodèles et sureaux, ronces, épines, accrochent le décor rugueux d’une région intérieure, où l’église aussi bien que la police ont toujours rechigné à crapahuter, à évangéliser, à même afficher les lois et décrets.
On rencontre des personnages, plutôt des silhouettes, des esquisses, quelques traits, ça suffit, on sent, c’est assez, on imagine. Défilent la guérisseuse qui cherche du bout des doigts le nerf sorti, sur le poignet ou la cheville ou à la vertèbre, le frêle fonctionnaire des Eaux & forêts, les mangeurs de truites illégales, le pêcheur au sandre, les enfants qui nageant, agitent les jacinthes dans un grand chambard de buissons.
Vincent Dutois remonte à la source du temps. Ce qui est marais poitevin aujourd’hui provient d’un effondrement anté-mézozoïque. Le grand dessus, tombé au fond, est devenu une vaste prairie, sale, tout en joncs et trous d’eau gluants, où le fleuve depuis ces lustres s’attarde, au risque parfois de l’évaporaison.
La prose est poésie. Les mots affleurent, bulles capricieuses à la surface de la Sèvre. Une histoire de jument donne l’envie de pleurer. Entravée par des branches lors d’une crue, elle eut la vie sauvée par son maître qui toute la nuit tint à bout de bras la tête de sa bête de trait, dans une bataille sans témoins. Ou l’envie de sourire. Le moindre chef abbé avait un prénom de malade des nerfs : Audulphe, Abbon, Ramnulfe, Ansegise.
Puisant à l’eau de la Sèvre, Vincent Dutois emplit un carnet de voyage d’à peine 40 pages mais étincelant et que j’ai peur de déflorer trop avec mes extractions. L’écrivain a un blog, La Mèche lente, nom donné aussi à la maison d’édition qu’il a créée. Y aller régulièrement. Y flâner, goûter cette langue et la sentir exploser en bouche et à l’oreille. C’est un herbier vivant, textes et photos de poète. Ici, c’est une beauté éteinte trouvée sur le chemin. Là, c’est une maison de morts que l’on vide. Forêts, prairies, hommes et bêtes, le poète écrit son Poitou, peuplé de cultivateurs maussades et jaloux, de veuves que tout inquiète, d’institutrices marxistes, d’époux au café où ils retrouvent des curés maçons dévaticanisés. Sans oublier la modernité. Des enfants regardent. Cachés, dans les collines, entre les jambes des chevaux, ils observent, armés légèrement (silex, canifs, badines, bâtons pointus), le va-et-vient sonore des engins de chantier d’autoroute, des poseurs de rails et de lignes électriques. Un axe de transport fend soudain le pays. C’est son ombre blanche qui éclaire la photo ci-dessus.
Vincent Dutois est un peintre installé avec chevalet dans sa province énigmatique du bout du monde. Toiles somptueuses, qui disent plus qu’elles-mêmes. L’écriture est serpent toute en surprises et délicatesses. Porcelaine de Sèvre. La sève sinue dans un pays dont il dit qu’il a le goût de la fée. Sa langue aussi.
Petit-fils d’imprimeur, Vincent Dutois a été librairie à Fontenay-le-Comte (Vendée). Le samedi après-midi, il est bouquiniste rue Beausoleil à La Crèche (Deux-Sèvres). Il est aussi l’auteur de Cadastre des misères, paru à La Mèche lente, maison d’édition qu’il a créée et qui publie Bagage premier, une anthologie de hasards, signée Gérard Chaliand que je savais inventeur d’atlas mais pas poète.
Une réflexion sur « Le goût de la fée »