Le Grand Jeu, Céline Minard, Rivages, 2016
Alors qu’autour de moi, les louanges fusaient sur ce roman de Céline Minard, je n’avais pas réussi à lire Faillir être flingué (Rivages, 2013). Je vais réessayer, forte de ce que vient de me faire Le Grand Jeu. Aidée par une petite équipe héliportée, une femme installe une cabine hightech sur une paroi granitique au-dessus du vide. Elle a acheté la terre montagneuse de 200 hectares sur laquelle est implantée sa nouvelle demeure et planifié une vie en complète autarcie. Robinson survécut sur l’île grâce à ce qu’il récupéra dans l’épave et ce qu’il construisit avec ingéniosité. Ici, la femme choisit cet îlot d’altitude pour une expérience organisée par avance. Vivre hors jeu.
Le texte alterne entre narration des actions entreprises (finir de s’installer, cultiver la terre pour s’en nourrir, arpenter son territoire), observations de la nature, des sensations qu’elle induit et journal philosophique. Par cette expérience totale, la femme veut répondre à des questions ontologiques. Je dois savoir si la détresse est une situation, un état du corps ou un état d’esprit. Ou Peut-on se porter secours à soi-même ? Ou encore Est-ce que la sagesse serait de supporter sans amertume ni tristesse que la promesse implicite de la relation humaine ne soit pas tenue ?
C. Minard, telle une audacieuse plasticienne ou chorégraphe, mise gros. Son écriture, rare, nous fait parcourir un chantier exploratoire. Le soir tombait devant moi, comme une boule orange immense, merveilleuse. Durant le temps que prit cette orange démesurée pour se plonger dans la matière lumineuse, pour s’y baigner, s’y enfoncer, un flacon d’alcool chaud, lentement, me traversa l’esprit. La situation littéraire est ardue, l’écrivain ne s’accorde aucune facilité et pourtant… cela tient. Le Grand Jeu devient métaphore d’une exigence personnelle unique, celle de l’écriture ou de tout autre persévérance, disant la continuité de ce que l’on creuse et édifie en même temps.
Une autre référence vient à la lecture de cette histoire de cabine en altitude, nommée un moment tonneau. Diogène. Le philosophe cynique chichement installé dans sa jarre-tonneau lança au tout-puissant Alexandre Ôte toi de mon soleil. Et se promenant à Athènes de jour avec une lampe, il expliqua à ceux qui s’étonnaient Je cherche l’homme, je ne vois que des hommes. Dans son tonneau d’altitude, la femme raisonne. Tous les matins, il faut se demander : qui suis-je ? un corps ? une fortune ? une réputation ? Rien de tout cela. Qu’ai-je négligé qui conduit au bonheur ?
Le parti pris de C. Minard, comme celui de son personnage féminin, est radical, programmé, presque terrifiant. Il sonne cependant comme une partition nécessaire. Penser le monde en s’en excluant un temps, c’est à la fois le sort et le travail de l’écrivain. Questionner l’être nécessite de se débarrasser de ce qui l’encombre quotidiennement. C’est écarter l’envieux, l’ingrat et l’imbécile, trois figures honnies par la femme du Grand Jeu. C’est se miser soi-même.
Lisant ce texte magnifique, à la fois minéral et aqueux, dur et enchanteur, énergétique, j’ai pensé à une chorégraphie. Après une petite recherche sur internet, j’ai découvert la danseuse et chorégraphe Chloé Moglia. Formée au cirque, elle explore la prise de risque, le vertige, le vide au-dessus duquel elle aime se suspendre. Comme C. Minard, qui relève et gagne un beau pari.
Née en 1969 à Rouen, Céline Minard a étudié la philosophie avant de se consacrer à l’écriture. Elle a publié plusieurs romans notamment Bastard battle (Léo Scheer, 2008) So long, Luise (Denoël, 2010), Faillir être flingué (Rivages, 2013) et collaboré avec des plasticiens (Scomparo, Camborakis).
Il se trouve que durant la préparation de ma dernière chronique sur J. Starobinski, j’ai lu ce qu’il dit sur Le Baron perché. « L’écart dans lequel il se tient est une voie d’accès vers les êtres qui ont besoin de secours et de compassion. Ceux qui ont gardé pied sur terre ne font pas aussi bien que lui. »
Puis Starobinski cite Italo Calvino parlant lui-même de ses intentions. « Devais-je faire l’histoire d’une fuite des rapports humains, de la société, de la politique, etc. ? Non, elle aurait été trop évidente et facile : le jeu ne commençait à m’intéresser que si je faisais de ce personnage qui refusait de marcher par terre comme les autres, non un misanthrope, mais un homme sans cesse dévoué au bien de son prochain, intégré dans le mouvement de son temps (…). En sachant toujours que pour être vraiment avec les autres, la seule voie était d’en être séparé, d’imposer avec entêtement, à soi-même et aux autres, cette fâcheuse singularité et cette solitude de toutes les heures et de tous les moments de sa vie, ainsi est la vocation du poète, de l’explorateur et du révolutionnaire ».
Je retombe sur mes pieds, sur « Le grand jeu » de C. Minard et sur ta question. Grazie mille pour cette très pertinente association !
Et pour citer encore mon ami Pierre Bayard (Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?) :
« Le livre apparaît comme un objet aléatoire sur lequel nous discourons de manière imprécise, un objet avec lequel interfèrent en permanence nos fantasmes et nos illusions. «